Prologue

Jeudi 13 septembre 2018

Amandine s’est réveillée difficilement, après une nuit de mauvais sommeil. Elle doit remettre son rapport avant midi et n’est pas encore fixée sur l’orientation à donner à ses conclusions. Elle est persuadée de jouer son avenir. Ses idées vont servir à orienter la stratégie commerciale du groupe et elle en tirera naturellement les bénéfices pour sa carrière.

Adrien est parti en déplacement ; il a quitté la maison à six heures alors que tous dormaient encore. Amandine doit s’occuper toute seule des deux gamins. Ayant senti sa nervosité, la petite Chloé, trois ans, et Maxence, six ans, enchaînent caprice sur caprice, refusent de prendre leur petit déjeuner et traînent pour se préparer.

À huit heures vingt, Amandine jaillit de l’immeuble, tirant par la main les deux marmots rétifs. L’école est toute proche. Elle dépose d’abord Maxence, puis Chloé, juste à temps, et s’enfuit, rongée de remords. La petite fille se retourne et capte l’image fugitive de sa mère, sans savoir que c’est la dernière vision qu’elle aura d’elle.

À huit heures quarante-cinq, Amandine sort du métro et parcourt presque en courant les cinq cents mètres qui la séparent du siège de l’entreprise. Elle fonce à travers l’atrium pour rejoindre la batterie d’ascenseurs de l’aile ouest, mais ne l’atteindra jamais.

Amandine n’a pas vu venir sa mort.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

Mardi 18 septembre 2018

Arnaud Lacoste vient d’arriver dans l’immeuble du boulevard Haussmann, où se situe son rendez-vous. Au fond du hall, un interphone à caméra lui permet de signaler son arrivée. Après qu’il s’est présenté, une voix féminine l’invite à rejoindre le quatrième étage. L’ascenseur, assez étroit comme dans tous les vieux immeubles du quartier, le hisse jusqu’à sa destination. Une jeune femme, blonde, en tailleur gris perle, a déjà ouvert un pan de la porte à double battant qui donne accès aux bureaux.

— Vous êtes un peu en avance, dit-elle. Veuillez me suivre.

Elle précède Arnaud dans ce qui ressemble plus à un appartement cossu qu’à un siège social et le conduit à un petit salon aux fauteuils en cuir blanc. Durant son attente, Arnaud passe en revue les informations qu’il a glanées sur La Financière de l’Ouest. Il est impatient de vérifier si la raison de son rendez-vous est bien celle qu’il a anticipée. Son boss n’a pas su le renseigner sur le sujet et paraissait réellement ne pas être au courant de l’éventuel objet d’une demande de mission. Arnaud a passé en revue les activités tentaculaires du groupe, qui en font une hydre à mille têtes, dans laquelle il est difficile de discerner un fil conducteur. La seule chose claire est que La Financière de l’Ouest est une puissance économique très rentable, proche du pouvoir politique.

Laissant là ses réflexions, Arnaud vérifie sa présentation dans le miroir qui lui fait face. De bonne taille, les cheveux châtains, les yeux verts, les traits réguliers, le costume gris de bonne coupe, il incarne à merveille le cadre dynamique de ce quartier d’affaires. Cette vision le satisfait ; l’effet caméléon est pleinement réussi.

Il n’a cependant pas le temps de s’attarder dans l’autosatisfaction que déjà on le presse vers le bureau où on l’attend, à l’heure précise du rendez-vous. La jeune femme au tailleur gris tape un léger coup à la porte et ouvre sans même attendre de réponse. Arnaud est introduit dans un vaste bureau à quatre fenêtres, aux murs blancs et au parquet reluisant, meublé dans un style scandinave. Il apprécie le luxe sans ostentation du lieu.

— Monsieur Villançay, dit la jeune femme, voici votre visiteur.

L’homme qui était assis derrière le bureau se lève, s’avance en souriant vers Arnaud et lui tend la main. Il a les cheveux entièrement blancs, bien que son visage hâlé ne trahisse pas plus de la cinquantaine. Le costume bleu marine est de la meilleure coupe, la pochette et la cravate  sont rouges.

— Merci, Florence, vous pouvez rester, dit-il.

Arnaud note mentalement le nom de sa belle hôtesse. La coiffure est irréprochable : carré court et brushing. Le collier en or à pendentif est assorti au bracelet, qui l’est lui-même à la bague ornant l’annulaire gauche. Les escarpins sont de la même nuance de gris que la robe droite, qui suit la ligne du corps et s’arrête juste au-dessus du genou. Arnaud, qui apprécie les beautés classiques, approuve en silence.

Villançay se dirige vers une table basse et invite son visiteur à s’asseoir sur le canapé en face de lui, Florence prenant place à côté de son patron. Les deux hommes prennent le temps de s’observer mutuellement. L’examen doit être positif, car Villançay entame :

— Je suppose que vous savez qui nous sommes ?

Arnaud sourit.

— À ma connaissance, La Financière de l’Ouest gère la fortune de la famille Villançay, qui vous a confié les rênes de la holding. L’ensemble de vos avoirs réunis constituerait la troisième fortune de France. Vous détenez un très large éventail de participations, principalement dans l’industrie française. On vous dit proche du Président, que vous rencontrez régulièrement, et du ministre de l’Économie.

Villançay sourit :

— On me prête beaucoup plus d’entregent que je n’en ai en réalité. Parlons un peu de vous-même.

— Je suppose que vous avez déjà été renseigné, dit Arnaud en souriant. J’ai fait la première partie de ma carrière à la DGSE, après des études d’ingénieur électronique et de droit. J’ai occupé divers postes dans le monde, principalement en Chine et en Russie. Je parle l’anglais, le russe, l’espagnol, l’allemand et le mandarin. Il y a trois ans, je suis arrivé à la conclusion que les entreprises françaises étaient assez désarmées face aux prédations économiques. J’avais rencontré le CEO de PMW dans le cadre de mes fonctions en Russie et je lui ai proposé de créer un département de conseil en contre-espionnage industriel, que nous avons pudiquement baptisé : Intelligence économique.

— Je vois, répond, pensif, Villançay. Mes amis m’ont dit que vous aviez été particulièrement efficace dans certains dossiers sensibles. Vous savez aller au bout des choses, m’a-t-on précisé.

Que c’est joliment dit, pense Arnaud en opinant, sans commentaire.

— Venons-en aux faits, reprend Villançay. Nous détenons vingt pour cent du capital de la Compagnie d’Électronique Embarquée Prat, plus connue sous l’appellation C2EP. Nous sommes le premier actionnaire, à égalité avec l’État, soit quarante pour cent à nous deux. La moitié du capital est détenue par des petits porteurs. Ainsi, le pacte d’actionnaires que nous avons passé avec les pouvoirs publics nous permet de contrôler le groupe. C’est un joyau de l’industrie électronique de pointe, à applications militaires et civiles, auquel notre gouvernement porte beaucoup d’attention.

Villançay s’arrête un moment de parler. Arnaud reste silencieux, attendant la suite. Florence est en retrait, les mains posées sur ses genoux. Arnaud note qu’elle est venue les mains vides et qu’elle se contente d’écouter avec attention.

Villançay reprend :

— Le groupe est florissant et dégage une rentabilité de dix pour cent de son capital, que nous prenons soin de ne ponctionner que modérément, pour préserver sa capacité d’investissement.

Nouveau silence. Arnaud pressent qu’on va en arriver aux faits.

— Le management de C2EP est très stable… ou du moins l’était jusque récemment. Le PDG, Guy Lafargue, est en poste depuis quinze ans, mais a passé le cap des soixante-huit ans en mars. Son maintien ne peut plus être envisagé à long terme.

— Situation délicate, mais gérable, glisse Arnaud.

— Vous avez probablement suivi l’actualité de ces derniers jours ?

— Feriez-vous allusion à l’accident survenu au siège de C2EP la semaine dernière ? La jeune femme tuée par la chute du sixième étage de l’atrium du numéro deux de l’entreprise ?

Villançay opine.

Bingo ! J’avais bien deviné.

— Ce n’est tout de même pas la disparition de ces deux personnes qui va déstabiliser un groupe comme C2EP ?

— Le point fâcheux de cette affaire est que Patrick Person — le suicidé qui a sauté du sixième étage — était notre directeur général adjoint, qui devait prendre la tête du groupe à l’occasion de la prochaine assemblée générale.

— C’est effectivement contrariant, reconnaît Arnaud. Je ne doute cependant pas que, dans un groupe de cette importance, vous ayez des jokers en réserve.

— Là est le problème, reconnaît Villançay. Nous avons connu ces dernières années une alarmante hémorragie de cadres dirigeants.

— Problèmes de management ? De rémunération ?

— Patrick Person était le sixième dauphin désigné de Guy Lafargue en six ans.

— C’est beaucoup ! Rassurez-moi, ils ne sont pas tous morts ?

— Seulement les trois derniers, lâche Villançay.

Arnaud ne peut s’empêcher de laisser échapper un léger sifflement.

— Le groupe a une tendance endogamique. Lorsque nous avons commencé à préparer la succession de Lafargue, nous avons introduit des candidats extérieurs, malgré ses réserves. Les trois premiers dauphins, qui étaient pourtant des gens coriaces, ont été éliminés en moins d’un an et sont partis en courant.

— C’est assez classique : j’imagine que monsieur Lafargue n’a pas entièrement envie de quitter son poste.

— Effectivement, lâche Villançay avec un demi-sourire, c’est peu de le dire. Nous ne pouvons pas non plus faire trop pression. Il a été directeur général adjoint pendant dix ans avant de prendre la présidence et, sous son action, le groupe a connu un développement exceptionnel, ce qui l’a conduit à devenir l’un des trois leaders mondiaux du secteur et à multiplier par dix sa valeur boursière. C’est un homme assez charismatique et il est très apprécié en interne. Une action trop brutale à son encontre pourrait gravement déstabiliser le groupe. Mais là n’est pas le problème. Il y a quatre ans environ, monsieur Lafargue nous a convaincus qu’une greffe extérieure ne prendrait pas chez C2EP. Il a également soutenu qu’il disposait d’assez de ressources dans l’entreprise pour assurer sa succession. Patrick Person était le troisième dauphin interne en lice avant son décès.

— Et les deux autres ?

— Morts !

— Diantre ! Si j’en crois la presse, il ne semble pas y avoir de doute sur le fait que Patrick Person ait sauté volontairement dans l’atrium du siège de C2EP.

— L’enquête policière n’a effectivement rien relevé qui puisse laisser penser à un meurtre, d’autant qu’il a laissé un mot d’adieu à sa femme, sur son bureau.

— Et les deux autres décès ?

— Le premier a eu un accident de deltaplane et le second de plongée sous-marine. Le côté positif, si j’ose dire, est qu’ils ont eu le bon goût de disparaître en plein été, à un moment où la presse était mobilisée par des périodes de canicule. Ça, c’est du savoir-vivre.

— Je dirais plutôt du savoir-mourir, le reprend Arnaud.

— C’est un peu la même chose, intervient Florence, conciliatrice. Pour mourir avec élégance, il faut avoir du savoir-vivre.

— Étaient-ce de vrais accidents ?

— C’est du moins le résultat des enquêtes de police. Ce qui sème le doute dans mon esprit, c’est leur répétition. Mais ce n’est pas tout.

Arnaud se penche avec curiosité.

— C2EP a deux concurrents dans le monde, qui font la course au progrès technologique. L’américain Stranton est au coude-à-coude avec notre champion national en matière d’innovation. On peut soupçonner un peu d’espionnage industriel, mais dans l’ensemble, nous sommes protégés par les brevets. Les USA sont un pays de droit. Plus fâcheux, le chinois Hun Sen a fait des progrès spectaculaires et douteux dans les dernières années.

— Ils auront dépecé les produits de la concurrence pour les copier, un procédé assez classique.

— Exact, mais trois éléments sont troublants. Le premier est que les produits de Hun Sen sont systématiquement des copies de ceux de C2EP et non de Stranton. Le deuxième est qu’ils semblent avoir adopté des procédés de fabrication qui ne peuvent pas être déduits d’un examen de notre matériel. Le troisième élément est le plus déstabilisant. L’an dernier, nous avons pris du retard dans le lancement de notre nouveau détecteur. À la dernière minute, juste avant le lancement du produit, des doutes ont surgi sur sa sûreté. C’était imprévisible, mais la direction du groupe n’a pas voulu prendre de risques et a retardé le lancement pendant six mois.

— C’est long !

— Oui, mais c’est dû à des fenêtres de lancement. C’est un peu compliqué, mais si vous ratez la date d’un salon, vous êtes plus ou moins obligé d’attendre le suivant. Dans tous les cas, l’entreprise n’était pas spécialement pressée et il paraissait plus important de protéger la réputation de qualité du groupe que de gagner quelques mois.

— Et alors ?

— Hun Sen a sorti l’innovation plus vite que C2EP et le plus extraordinaire est qu’ils ne semblent pas avoir eu de problème de qualité !

— Je comprends que vous soupçonniez la présence d’une taupe en interne. Établissez-vous une relation entre ces faits d’espionnage industriel et la disparition de vos dirigeants ?

— Logiquement, il n’y en a pas. Trois décès accidentels peuvent constituer une mauvaise série aléatoire. De plus, je n’ai jamais eu écho d’actions de déstabilisation menées par les Chinois — ou les Américains d’ailleurs —, recourant au crime en série. Tout ceci peut être totalement le fruit du hasard, mais je n’arrive pas à m’en convaincre. C’est la raison pour laquelle je fais appel à vos services.

— Puis-je vous poser une question ?

— Je vous en prie.

— C2EP est une entreprise considérée comme stratégique pour la France. Vous disposez des plus hautes relations. Pourquoi ne pas faire appel à l’appui des pouvoirs publics dans ce dossier ? Le ministère de l’Intérieur dispose de moyens d’investigation sans rapport avec les miens.

Villançay prend le temps de réfléchir avant de répondre.

— Soyons clairs. Mon pressentiment est qu’il se passe quelque chose de vraiment trouble dans cette entreprise. Cependant, nous avons jusqu’ici réussi à ne pas trop attirer la curiosité des journalistes, des pouvoirs publics ou des milieux financiers sur ces événements. Une divulgation de nos déboires pourrait être ravageuse pour la stabilité du groupe et pour sa valeur boursière qui, comme vous pouvez vous en douter, est au premier rang de mes préoccupations en tant que gérant de fonds d’investissement. Mon objectif n’est donc pas de faire justice de quelque acte criminel, aussi grave soit-il, mais de tirer le groupe de cette ornière et de lui permettre de reprendre un développement serein. Je n’attends pas de vous la constitution de dossiers juridiques pour obtenir réparation de nos préjudices. Je souhaite régler l’affaire le plus discrètement possible. Pour être encore plus clair, peu importe la justice, je veux juste préserver mes avoirs !

Arnaud apprécie la saine franchise de son interlocuteur.

— Êtes-vous intéressé par la mission ?

— Sans aucun doute. Vous devez connaître nos conditions financières ?

— Effectivement, le problème est déjà réglé avec votre président.

— Dans ce cas, j’ai bien fait d’accepter, glisse Arnaud avec un sourire.

— Pensez-vous que je vous aurais raconté toute cette histoire si j’avais eu le moindre doute à ce sujet ?

— De ce fait, j’imagine que vous avez déjà prévu la manière de m’introduire dans l’entreprise.

— Tout à fait. Votre employeur, PMW, est surtout connu pour ses missions de conseil en stratégie. Vous avez eu une excellente idée de vous incorporer dans cette structure. Vous serez donc chargé d’une mission de conseil sur l’adéquation entre la stratégie de l’entreprise et ses ressources humaines.

Arnaud sourit.

— Un thème qui me permettra de toucher à tout et qui ne mènera pas forcément à des décisions bien concrètes ?

— Ce ne sera pas la première fois qu’une mission de conseil ne débouche sur rien, glisse Villançay.

— Avez-vous le pouvoir de déclencher un audit chez C2EP ?

— Théoriquement non, mais en pratique, je vois mal comment on pourrait me le refuser ! Cependant, vous avez raison. L’arrivée d’un consultant piloté par nous soulèverait une vague d’interrogations déstabilisantes et non souhaitables. Votre mission sera donc officiellement menée à la demande de Guy Lafargue.

— Je présume qu’il est d’accord, mais doit avoir quelques réserves, si j’ai bien compris le personnage.

Villançay sourit légèrement.

— C’est peu de le dire ! Mais après la succession d’événements que l’entreprise a connue, je le sens un peu déstabilisé et pas vraiment en situation de faire obstacle.

— Comment a-t-il réagi à la disparition de ses dauphins successifs ?

— Concernant les trois premiers, qui ont quitté le groupe, il avait du mal à dissimuler sa satisfaction. Le décès du premier des trois internes, Yves Bournazel, semble l’avoir réellement affecté. Il l’avait lui-même recruté il y a une vingtaine d’années et c’était son premier choix. Cependant, il a été victime d’un accident comme il s’en produit malheureusement parfois. Pour le deuxième, Boris Lacroix, il a vraiment marqué le coup et je l’ai senti fléchir. Depuis, il n’est plus tout à fait le même. En ce qui concerne Patrick Person, il m’a paru totalement assommé. Ceci fait également partie de mes inquiétudes. Cet homme n’est plus tout jeune et il a été très sérieusement ébranlé. Combien de temps encore pourra-t-il assumer son rôle ?

— Vous reste-t-il des jokers pour la présidence du groupe ?

— Plus beaucoup et nous avons beaucoup de réserve à désigner un nouveau dauphin, de peur de l’exposer s’il y a une menace.

— Auprès de qui devrai-je rendre compte ? Guy Lafargue ?

— Non, il est bien trop occupé et si vos investigations vous mènent à soupçonner des responsabilités internes à l’entreprise, il n’en acceptera jamais l’idée. Pour lui, faire partie des collaborateurs de C2EP est une sorte de sanctification.

— Un peu naïf !

— J’ai toujours remarqué que la naïveté accompagne le machiavélisme. Du reste, je pense que cette attitude n’est qu’un procédé de management ; je doute qu’il y croie vraiment ! Votre correspondante sur place sera notre dernier joker. Attention, elle ne se doute absolument pas que nous envisageons de la porter à la présidence. Il s’agit de notre directrice des ressources humaines, Anne de Beaulieu. Lui confier le pilotage d’un audit qui porte sur son domaine de compétence sera une marque de confiance de la direction à son égard.

— Son nom me dit quelque chose.

— Anne est la représentante d’une grande famille. Son frère est le président de la banque BBC, un cousin est évêque et s’exprime beaucoup dans les médias, un autre préside aux destinées du Louvre et je pourrais vous en citer encore une dizaine aux plus hauts postes dans notre pays.

Arnaud note que Villançay a appelé la DRH par son prénom et qu’il a toujours désigné Lafargue par son nom de famille, alors que les deux hommes se fréquentent probablement depuis des décennies. Il doit y avoir de l’endogamie, pense-t-il.

— Les postes de DRH mènent rarement à la présidence, fait-il remarquer.

— Exact, mais le parcours d’Anne est un peu particulier. Elle est ingénieure de l’École centrale et a rejoint l’entreprise très jeune, à vingt-deux ans. Elle a occupé des postes dans à peu près tous les domaines, de la production au marketing, en passant par la vente, le contrôle de gestion et l’audit interne. Elle connaît mieux le groupe que personne d’autre. Il y a trois ans, à la surprise générale, elle a postulé pour la fonction de DRH et n’a écouté aucun des conseils qui la mettaient en garde contre le choix de ce qui semblait être une voie de garage.

— Elle doit avoir un certain âge avec un curriculum vitae pareil ?

— Dans les trente-huit ans, si mes souvenirs sont exacts. En ce qui nous concerne, votre contact sera Florence Pré. Je souhaite que vous fassiez un point avec elle à chaque étape de vos investigations ; cette affaire me préoccupe énormément.

Arnaud reconsidère Florence. Leurs regards se croisent pour la première fois et ils se jaugent respectivement l’un et l’autre. La jeune femme tend une carte de visite.

— D’une manière générale je préfère les entrevues directes plutôt que le téléphone ou la téléconférence, précise-t-elle. Si vous pouvez passer ici, ce sera parfait ; sinon, je me déplacerai.

 

 

2

Mercredi 19 septembre 2018

Arnaud est arrivé avec une bonne demi-heure d’avance à son rendez-vous au siège de C2EP. Il avait envie de visualiser les lieux, pour s’en imprégner avant d’entrer dans le vif du sujet. L’immeuble est une sorte de pyramide tronquée de verre bleuté de six étages. Arnaud passe l’entrée monumentale pour se retrouver dans un atrium carré de dimension biblique. Aux quatre angles, des batteries d’ascenseurs portent l’indication de leur position géographique : est, ouest, nord, sud. D’une manière totalement inattendue, à dix heures du matin, le lieu est presque entièrement occupé par une foule silencieuse, écoutant religieusement une voix féminine.

Arnaud se faufile entre les groupes pour obtenir une meilleure vision. Il arrive manifestement à la fin d’une cérémonie. Sur le côté sud-ouest, on est saisi à la vue d’un monticule de fleurs magnifiquement agencées. Autour d’elles, l’espace est dégagé. Arnaud écoute les paroles, avant de distinguer l’oratrice. Le ton est chaleureux et plein de sincérité. Lorsqu’enfin, il peut voir la scène, apparait, de dos, une femme en face d’un homme qui tient la main de deux enfants très jeunes. L’homme se tient droit, mais des larmes coulent sur son visage. La femme reprend pour conclure :

— Adrien, Chloé, Maxence, nous n’oublierons jamais Amandine.

D’un geste large, elle balaie l’atrium.

— Vous serez toujours les bienvenus ici, dans notre vaste famille. Vous pourrez toujours compter sur moi.

Arnaud a maintenant une meilleure vision sur l’oratrice. C’est une femme mince, brune aux cheveux courts, vêtue d’un tailleur jupe noir de circonstance. Elle s’avance vers le malheureux veuf et le prend chaleureusement dans ses bras un long moment, puis elle s’agenouille et enlace les deux marmots. Elle pleure. À ce moment précis, une ovation spontanée monte du public. Arnaud saisit l’émotion de l’instant : beaucoup pleurent et pas seulement des femmes. Il surprend un échange :

— Heureusement qu’on l’a ! Elle est vraiment humaine !

L’assemblée a commencé à se disperser et à regagner les étages. Arnaud s’annonce à l’accueil.

— J’ai rendez-vous avec madame Anne de Beaulieu.

L’hôtesse échange la carte d’identité contre un badge d’accès aux étages et l’oriente vers la batterie d’ascenseurs ouest.

— Quelqu’un vous attendra au sixième, lui précise-t-elle.

Juste sorti à l’étage, il est accueilli par un jeune homme qui l’invite à attendre quelques instants, avant que madame de Beaulieu soit disponible. Il en profite pour examiner les lieux. Le hall d’accueil donne sur Paris : on distingue au loin l’Arc de triomphe et plus à droite la tour Eiffel. De l’autre côté, une balustrade donne directement sur l’atrium. Arnaud s’approche, se penche et distingue, une vingtaine de mètres plus bas, les gerbes de fleurs. La facilité avec laquelle on peut enjamber la balustrade est surprenante. C’est donc d’ici que Patrick Person a sauté.

L’interrompant dans sa réflexion, le jeune homme qui l’avait accueilli à la sortie de l’ascenseur vient le chercher et l’amène vers un bureau où il l’introduit, puis s’efface. Sans surprise, Arnaud reconnaît l’oratrice de l’atrium. Cette dernière l’entraîne vers une table basse, entourée de fauteuils en aluminium habillés de cuir beige. Le bureau, sur lequel n’apparaît aucun papier, est en verre fumé. Au mur, dans des renfoncements, on découvre des bibelots personnels qui donnent un peu d’humanité à ce cadre un peu froid. Probablement conscient de cela, le décorateur a placé derrière le bureau une grande lithographie aux couleurs vives. Le pan de mur en face de l’entrée est vitré du sol au plafond et a vue sur Paris. Le sol est couvert d’une moquette blanche, immaculée, aussi épaisse qu’une pelouse.

Anne de Beaulieu n’est pas vraiment belle, mais elle respire l’énergie et la confiance en elle. Ses traits sont fins, son nez est droit mais un peu trop long, sa bouche est large aux lèvres fines. Elle a un beau port de tête sur un long cou. Ses cheveux bruns sont courts et ses yeux noirs ont un regard intense. Arnaud attend qu’elle engage la conversation.

— Je vous remercie d’être venu jusqu’à nous, entame-t-elle, et je vous souhaite la bienvenue, puisque vous êtes appelé à passer quelques semaines parmi nous. Je vous propose que nous commencions par vérifier que nous sommes bien en phase sur la mission qui vous est confiée.

Arnaud acquiesce et constate rapidement la totale harmonie entre la présentation d’Anne de Beaulieu et celle d’Amaury Villançay. C’est déjà ça, se dit-il. Pour qu’ils soient aussi en phase, il faut qu’ils soient régulièrement en contact.

— Je suis arrivé un peu en avance et j’ai assisté à la fin de votre allocution.

— Il fallait le faire, le personnel n’aurait pas compris qu’il n’y ait pas un hommage à cette pauvre femme.

— Vous paraissiez émue.

Elle sourit, sans répondre.

— J’ai senti une vraie émotion dans l’atrium, une vraie compassion pour le malheureux veuf et ses deux enfants. Je dois vous avouer que j’ai été surpris que ce soit vous qui prononciez l’allocution. J’aurais imaginé que ce rôle revenait au président ?

— J’ai dû l’arrêter in extremis, réplique Anne. Il voulait faire un hommage commun aux deux morts, en invitant également la veuve et les enfants de Patrick Person, alors que tout le monde sait qu’il a tué Amandine. On allait droit à l’émeute !

— Elle a été tuée accidentellement, note Arnaud. Il me paraîtrait un peu difficile de viser spécialement un passant six étages en dessous.

— Accidentellement ou pas, Amandine a été tuée sur le coup. Sauter dans l’atrium du sixième étage, à une heure d’affluence, témoigne pour le moins d’une imprudence criminelle !

— Avez-vous des informations sur l’enquête de police ?

— Rien de définitif, mais il semble que Patrick Person se soit bien suicidé et que personne ne l’ait aidé à sauter.

— Quelle était sa situation ?

— Patrick a pris la direction de notre branche armement-défense il y a un an, après le départ en retraite de son prédécesseur, Xavier Prompt. Il a fallu qu’il remette de l’ordre et le climat social a été assez tendu pendant plusieurs mois. La situation était redevenue normale depuis le printemps et normalement, il aurait dû prendre la présidence du groupe, en remplacement de Guy Lafargue, début 2019.

Arnaud reste songeur un moment et décide de passer à autre chose.

— Puisque je suis officiellement chargé d’une mission d’organisation du groupe, il conviendrait que je puisse rencontrer un certain nombre de collaborateurs. Comment procède-t-on ?

— Le président va envoyer un message au comité de direction du groupe, annonçant votre venue et demandant à ce qu’on vous ouvre l’accès à toutes les personnes et à tous les documents que vous souhaitez. Dès que le message sera parti, vous pourrez prendre contact directement avec les destinataires. Je vous conseille de commencer par rencontrer chacun des membres du comité de direction, puis vous leur demanderez l’accès aux personnes avec lesquelles vous souhaiterez vous entretenir. Je vous ai préparé une liste de collaborateurs qu’il me semble judicieux de rencontrer, mais naturellement, vous êtes tout à fait libre de vos choix.

— Il faut probablement que je commence par le président ?

Anne hésite un moment avant de répondre.

— C’est effectivement souhaitable. Pour éviter de vous faire perdre du temps, j’ai fait bloquer un créneau horaire dans son agenda, dès demain matin, si vous êtes libre, mais ne vous attendez pas à un accueil enthousiaste de sa part.

— Merci de votre avertissement, reprend Arnaud en souriant. Quelles étaient les relations entre Patrick Person et Guy Lafargue ?

Anne rit.

— Elles étaient du type : « Je t’aime ! Je te hais ! » Guy tient absolument à choisir son successeur et c’est lui qui avait adoubé Patrick dans son rôle de dauphin. Mais il n’était que son troisième choix, les deux premiers étant morts. Qui plus est, Patrick commençait à marquer des signes d’impatience pour accéder à la présidence ; ce que Guy n’appréciait pas du tout !

— Vous m’avez dit que Patrick Person a traversé une période professionnelle un peu dure ?

— Le patron de la branche armement de C2EP, Xavier Prompt, a pris sa retraite il y a un an. Il faisait partie de l’équipe historique qui a accompagné Guy Lafargue depuis ses débuts et il a littéralement créé cette nouvelle branche à partir de zéro, pour en faire l’un des fleurons du groupe. Xavier jouissait de la confiance absolue de Guy. Confiance méritée, précise Anne. Pour éviter tout risque sur le reste du groupe, la branche a été constituée en filiale, dotée d’une large autonomie dans tous les domaines, y compris la recherche. Cependant, l’autonomie était allée un peu trop loin et lorsque Patrick a pris la succession de Xavier, il a dû faire une reprise en main qui n’a pas été appréciée de tous. Pour vous situer un peu le contexte, Prompt s’était installé à Aulnay-sous-Bois, où sont situés le siège de la branche armement et l’usine de production. Il communiquait beaucoup avec Guy, mais ne passait au siège du groupe que le plus rarement possible. Lorsque Patrick a pris sa suite, il a été mentionné dans le contrat de base qu’il disposerait d’un bureau ici, à Boulogne, et qu’il devrait y passer au moins un jour par semaine. La reprise en main ne s’est pas passée sans grincements de dents et Patrick a dû affronter un mouvement social dur, qui a été à deux doigts de mener à la catastrophe.

— Je comprends que la catastrophe a été évitée ?

— Tout à fait, la situation s’est apaisée sur la base de ce que Patrick a appelé le « nouveau contrat social », qui a été paraphé par l’unique syndicat du secteur Défense, la COG, Confédération ouvrière générale.

— Quand cette signature a-t-elle eu lieu ?

— En juin dernier.

— C’était donc un succès pour Patrick Person.

— Tout à fait.

— Et il se serait suicidé trois mois après ?

— On a du mal à le comprendre, en effet, avoue Anne. Il n’y avait plus aucun obstacle entre lui et la présidence du groupe.

— À part Guy Lafargue ?

Anne sourit.

— Je veux bien croire qu’il ait tendu des chausse-trappes aux candidats à sa succession qu’on lui avait imposés, mais dans le cas qui nous occupe, on change de dimension. Il y a un mort et je n’imagine pas Guy basculer dans ce genre d’agissements.

Il y a bien des manières de tuer quelqu’un, pense Arnaud.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Jeudi 20 septembre 2018

Arnaud pénètre dans l’atrium et se dirige directement vers l’accueil. Une fois de plus, il troque sa carte d’identité contre un badge et monte au sixième étage. Parvenu à destination, il est surpris par l’allure de la personne qui l’attend sur le palier. Une femme d’un âge plus que mûr, intégralement grise, depuis le chignon serré à l’ancienne jusqu’à la robe et aux chaussures, l’accueille pour le conduire vers le bureau de Guy Lafargue. Arnaud note le contraste entre le cadre moderne d’une entreprise de pointe et le style vieillot de son hôtesse. Il s’agit probablement d’une collaboratrice ayant accompagné son patron une bonne partie de sa carrière. Le bureau vers lequel il est orienté occupe l’angle sud-est du bâtiment. Arrivée à destination, son accompagnatrice tape légèrement à la porte, avant de l’ouvrir sans attendre la réponse. Elle fait signe à Arnaud d’entrer dans le bureau et s’éclipse immédiatement, sans même l’avoir présenté. Le décor est saisissant, dans le style cabine de navire. Les deux murs non vitrés sont lambrissés et ornés de tableaux de marine à voile. Le bureau massif et le parquet sont en acajou. Sur le côté trône une maquette de navire de guerre à voiles, avec tout son gréement déployé, qui doit bien mesurer un mètre de long. Le maître des lieux n’a pas daigné lever la tête et continue à lire son courrier, comme si son visiteur n’existait pas. Arnaud sourit intérieurement du procédé, vieux comme le monde, destiné à le mettre mal à l’aise et attend patiemment que son interlocuteur veuille bien lever la tête. Ceci prend un certain temps avant que Guy Lafargue lui désigne l’un des deux fauteuils en face de son bureau, tout en continuant à lire. Arnaud suit l’invitation et remarque la forme du siège, beaucoup trop profond et bas, destinée à mettre le visiteur en position d’infériorité par rapport à son hôte. Rompu à ce type de manœuvres, il s’assoit au bord du fauteuil, dans une position qui, à défaut d’être confortable, lui permet de garder sa dignité. Il a tout loisir d’observer le patron historique de C2EP. L’homme dégage une impression de puissance, les épaules carrées, le visage large et parcheminé, surmonté d’une crinière blanche, et le teint un peu brique. L’insigne de la Légion d’honneur figure au revers du costume bleu marine. Lorsque le président du groupe lève la tête, Arnaud note le regard gris acier, fixé sur lui.

Guy Lafargue attaque abruptement :

— Je vous préviens, j’ai assez peu de temps à vous consacrer, soyez bref et concis. Autant le dire tout de suite, j’étais totalement hostile à votre venue dans notre maison. Je n’ai malheureusement pas pu m’opposer à la volonté de mes actionnaires principaux.

Arnaud n’est pas homme à se laisser démonter par quelques mots désagréables.

— Puis-je vous demander les motifs de votre réticence à la mission qui m’a été confiée ?

— Notre maison est traumatisée par la succession d’événements survenus ces dernières années et particulièrement par l’accident de la semaine passée.

— Il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un suicide ou d’un meurtre.

— Qu’est-ce que c’est que ces fadaises ! s’énerve Lafargue. Tout ce qu’on sait, c’est que Patrick est malencontreusement tombé du sixième étage sur cette gourde, qui s’est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment.

Arnaud est amusé par la présentation des choses.

— Cette jeune femme se rendait à son travail et laisse un malheureux veuf et deux orphelins, fait-il remarquer.

— Pas si malheureux que ça, le corrige Lafargue. Nous avons une excellente couverture collective. Il va toucher environ cinq cent mille euros, plus deux mille cinq cents euros par mois pour lui, sauf s’il fait la sottise de se remarier, et mille euros par mois, pour chacun des enfants, jusqu’à la fin de leurs études.

— C’est à considérer, reconnaît Arnaud. Cependant…

Lafargue le coupe et reprend.

— Pour l’instant, il se complaît dans son malheur ; dans six mois, il aura quasiment oublié. Quoi qu’il en soit, statistiquement, il avait toutes les chances de divorcer dans les cinq ans. Il s’est épargné une procédure longue et coûteuse à se déchirer avec une mégère. Elle est partie au sommet de sa gloire et, finalement, ce n’est peut-être pas plus mal pour elle aussi.

— Il vaut mieux être une mégère vivante qu’une sainte morte, argumente Arnaud.

Lafargue réfléchit un instant et concède.

— Peut-être, mais si l’accident s’était produit dans cinq ans, elle aurait été morte et mégère.

— Rapidement réhabilitée post-mortem, insiste Arnaud. De plus, il va falloir qu’il se débrouille avec les mouflets.

— Aucun problème, il trouvera bien une gourde prête à le consoler et à se retrousser les manches. La vraie perte dans cette affaire est Patrick. Je ne comprends pas qu’on fasse un tel tintamarre autour de cette fille tout à fait banale, en négligeant la perte inestimable du futur président de C2EP. Dans toute cette affaire, je me trouve cloué à mon poste pour au moins trois ans.

Arnaud lève un sourcil interrogatif.

— Nous n’avons plus personne, en interne, de taille à remplacer Patrick, à part la petite Beaulieu, qui est encore bien jeune et qui a trouvé le moyen de se mettre sur une fonction secondaire. Il va bien falloir me désigner un successeur et le former.

L’appellation « la petite Beaulieu » n’est pas entièrement bienveillante. Il semble, de plus, que la fonction de DRH du groupe soit considérée comme totalement secondaire. Cet homme a le mérite de la franchise.

Guy Lafargue, après ses sorties provocantes, se calme un peu.

— Je suis vraiment désolé pour ce pauvre Patrick, que je connaissais depuis vingt ans, mais je n’y suis vraiment pour rien !

Premier aveu de culpabilité, pense Arnaud. Personne ne l’a accusé de rien et il commence déjà à chercher à se disculper.

Le président consulte ostensiblement sa montre. Arnaud comprend instantanément le message.

— Je vais entamer mes rendez-vous dès cette semaine. Souhaitez-vous que je vous tienne au courant de l’état d’avancement de mes investigations ?

— Certainement pas, coupe Lafargue. Cette mission m’a été imposée par cet intrigant de Villançay. Il me casse les pieds depuis cinq ans avec la question de ma succession, comme si j’étais impotent. S’il m’avait laissé tranquille, nous n’en serions pas là. Il sera toujours temps de me trouver un remplaçant dans quelques années, quand je commencerai à vieillir.

Bel exemple de déni poussé à l’extrême. Lafargue se lève à moitié de son fauteuil, les mains appuyées sur le bureau. Dans cette position, qui accentue sa carrure, il est vraiment impressionnant et probablement conscient de l’être.

— Je vous préviens, dit-il d’un ton menaçant. Cette maison, dont je préside les destinées, est traumatisée. Je considère votre mission comme inutile et nuisible. Si par malheur, il me remontait que votre présence sème le trouble dans les services, j’y mettrais un terme immédiat.

La scène est pathétique. Lafargue a déjà perdu la main, mais continue à vouloir l’ignorer. Inutile de provoquer le vieux lion, qui, au fond, fait plutôt pitié.

— Je m’efforcerai d’être le plus discret possible, dit Arnaud, comme s’il avait été impressionné par le numéro du président vieillissant.

Il se lève et comprend qu’il vaut mieux ne pas tendre la main. Lafargue affecte de s’être déjà replongé dans ses papiers. Sur le palier, alors qu’il se dirige vers les ascenseurs, il est hélé par la vieille dame en gris.

— Madame de Beaulieu m’a demandé de vous inviter à passer la voir avant de partir. Voulez-vous que je vous conduise ?

— Inutile, je vous remercie, je dois pouvoir me diriger.

Sur le court chemin entre les deux bureaux, Arnaud a, de nouveau, l’occasion d’apprécier le décor, d’une beauté froide, mais rehaussé de lithographies aux couleurs vives. De manière assez surprenante, il croise deux femmes, chargées de dossiers, d’un âge aussi avancé que la secrétaire de Lafargue. Elles se dirigent vers un local dont elles ouvrent la porte à l’aide de leurs badges, accrochés au cou. Arnaud entraperçoit des machines de reprographie. Il n’a pas le temps d’atteindre sa destination qu’il est déjà intercepté par le jeune homme qui l’a reçu le premier jour et qui est manifestement le secrétaire de la DRH.

— Madame de Beaulieu vous attend. Je vous conduis.

On ne se promène pas comme on veut ici ! Arnaud est introduit dans le bureau et reçu par la maîtresse des lieux avec un grand sourire chaleureux, qui la transforme totalement et la rend plus accessible qu’au cours de leur première rencontre. Anne l’entraîne vers sa table de réunion.

— Peut-être vous faut-il un petit remontant ? demande-t-elle avec un sourire compatissant.

Arnaud rit et se cale dans le confortable fauteuil qu’elle lui a désigné.

— Je ne pense pas qu’un remontant soit nécessaire, mais je suis en état de manque de café !

Anne fait mine d’être choquée.

— Seriez-vous caféinomane ? Vous m’aviez pourtant fait une excellente impression.

— C’est l’un de mes nombreux vices, reconnaît Arnaud, surpris par le ton badin que prend l’entretien.

Anne dispose elle-même sur la table deux tasses sur leurs soucoupes et une assiette de porcelaine de Delft assortie, garnie de petits gâteaux secs. Elle va chercher la cafetière dans le bureau adjacent et prend soin de refermer la porte derrière elle en revenant. Arnaud a profité des allées et venues de son hôtesse pour l’examiner. La tenue de deuil a cédé la place à un tailleur bleu. Les bijoux — collier, boucles d’oreilles, bracelet et bague en or — sont sertis de lapis-lazuli. L’annulaire gauche ne porte pas d’alliance, ce qui ne veut pas dire grand-chose.

— Alors ? demande Anne.

Arnaud s’interroge sur le degré de transparence qu’il peut avoir avec elle et décide de jouer la carte d’une semi-franchise.

— Je pense que vous aviez assez bien prévu ce qui allait se passer. Monsieur Lafargue m’a fait part de son hostilité à ma mission d’une manière franche, comme on dit en langage diplomatique.

— Mais encore ?

— Il pense visiblement que rien ne se serait produit si on n’avait pas cherché à le pousser prématurément à la retraite. Il m’a cependant semblé percevoir chez lui une nuance de remords. Il dit trop qu’il n’est pour rien dans la mort de Patrick Person pour croire qu’il en est convaincu !

— C’est absolument incroyable ! s’exclame Anne. Je ne suis évidemment pas surprise de ce qu’il vous a dit, mais il a tout de même soixante-huit ans. C’est bien le moins que l’on se préoccupe de sa succession ! Pour ce qui est du sentiment de culpabilité, il a toutes les raisons de l’avoir.

Arnaud lève un sourcil interrogateur.

— À partir du moment où Patrick a été désigné officiellement comme son successeur, il lui a mené une vie infernale, comme à tous ceux qui l’ont précédé dans le rôle, d’ailleurs.

— Quand Patrick Person a-t-il été désigné comme futur président ?

— Il y a un an, au moment de la mort accidentelle de Boris Lacroix.

— Monsieur Lafargue m’a dûment prévenu que, si ma présence semait la confusion dans l’entreprise, il mettrait un terme à ma mission.

— Il n’en a plus vraiment le pouvoir.

— Je n’ai pas non plus l’intention de mettre le pays à feu et à sang ! Une dernière question, un peu hors sujet. J’ai remarqué trois secrétaires femmes, assez âgées, et votre propre secrétaire est un homme. Généralement, dans les états-majors, on croise, dans ce type de fonction, des femmes plutôt plus jeunes ?

— Et plus sexy, disons-le ! s’esclaffe Anne. Votre remarque est pertinente. Il n’y a pas à l’étage de la direction générale de femme de moins de cinquante ans, et la moyenne tourne plutôt au-dessus de soixante. De plus, on essaie d’éviter celles qui soignent leur présentation !

— J’ai peur de comprendre.

— Vous avez raison, Guy n’a aucune retenue avec les femmes et dans ses jeunes années, il a fallu étouffer plusieurs affaires de harcèlement sexuel. Quand il a pris du galon, son prédécesseur a décidé de l’éloigner de toute tentation. Les membres du comité de direction sont tous des hommes et les secrétariats sont composés ou de femmes âgées ou d’hommes.

— Vous ne me paraissez pas appartenir à l’une ou l’autre catégorie. Comment échappez-vous au sort commun ?

Anne rit.

— Il y a bien des années, Guy a essayé de me faire des avances. J’ai réagi avec assez d’énergie pour qu’il n’ait plus envie de recommencer !

— C’est-à-dire ?

— Je fais du squash et j’ai un coup droit absolument fulgurant. Guy en a fait l’expérience et a été obligé de raconter qu’il s’était cogné contre une porte !

— Aucune autre femme n’a réagi de la même manière ?

— Si, mais elles ont toutes pris la porte ! Avec un bon chèque, dois-je préciser.

— Cela ne s’est pas produit avec vous ?

— Non, je suis une Beaulieu ! Maltraiter une Beaulieu aurait pu coûter sa carrière à Guy !

Arnaud reste songeur. Il va falloir que je regarde de ce côté aussi, pense-t-il.

— Pour finir, il me faudrait la liste de tous les collaborateurs qui ont quitté le groupe depuis cinq ans, ainsi que la fonction qu’ils occupaient et leur dernière adresse connue.

— La liste risque d’être longue, fait remarquer Anne.

— Peu importe, c’est mon problème, répond Arnaud d’un ton devenu plus froid.