Chapitre 2 : mercredi 4 février. Premier contact

Je me suis endormi tôt, il est donc logique que je me réveille également tôt. Il est six heures et j’ai une déchirante envie de café. J’apprendrai plus tard qu’on peut descendre au Mess à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit  pour boire ou manger. Pour l’heure je reste dans ma couchette bien chaude et confortable.

Je prends le temps de bien examiner ma cabine. Aussi bonne impression que la veille. A regarder de près, on constate que tout est prévu pour une mer agitée. Les tiroirs ferment avec des aimants et il faut tirer dessus comme un forcené pour les ouvrir. Le fauteuil du bureau n’a pas de roulettes mais des pieds à larges patins. La couchette est calée entre la cloison, côté mer, sous un hublot, et une rambarde haute pour ne pas tomber. Les étagères ont toutes des rebords assez élevés. Je passe un bon moment à relever tous les détails. La table basse est fixée au sol.

Je remarque que le tintamarre du chargement des containers, sur lequel je me suis endormi, a cessé. Il règne le plus grand calme à bord.    

Je m’interroge. L’agence de voyages m’a indiqué que les passagers prennent leurs repas au mess des officiers et qu’une tenue correcte est exigée. J’ai amené un  blazer en faisant l’impasse sur la cravate. Je me dis qu’il doit être possible d’être un peu moins formaliste pour le petit-déjeuner. Je prends ma douche et me rase, ce qui est une vraie violence pour moi, tant que je n’ai pas eu mon premier café de la journée. J’enfile une chemise et un pantalon de ville. J’espère ne pas faire tâche.

Je descends par l’escalier au Deck  C, troisième étage. A droite, au fond, le mess des officiers. Deux grandes pièces avec large vue sur mer : la salle à manger proprement dite, avec deux tables rondes, et un lounge avec fauteuils, canapé, bibliothèque et un petit bar au fond de la pièce. Le tout est bien décoré avec de jolis stores de couleur claire, comme dans ma cabine.

Au passage, j’ai remarqué que tous les corridors sont dotés de rampes pour se tenir. Dans les couloirs blafards, éclairés au néon, on se croirait davantage dans un hôpital que sur un bateau.

Je remarque trois paires de chaussures posées à l’entrée du mess. Je lève les yeux  et  constate que les trois hommes déjà arrivés sont en chaussettes. J’interroge du regard le steward, qui me fait le signe de retirer mes chaussures. Je les pose et j’entre. Le sol est couvert d’une confortable moquette beige d’une propreté impeccable.   

Le steward m’amène à la première table, face aux baies vitrées et  perpendiculairement à la place  du capitaine; mais point de capitaine. Celui qui a fait route depuis Hambourg  a quitté le navire à Anvers ; son remplaçant va arriver. Il sera là juste avant le départ m’indique  le steward. Il me précise que ma place m’est attribuée pour tout le voyage. Il a l’air d’y tenir et je n’ai aucune raison de le contrarier. Je dis « yes » et il a l’air de comprendre ; je progresse. 

La salle est presque vide. Juste les trois hommes en tenue totalement décontractée. Je suppose qu’ils  sont  officiers, parce que nous sommes dans le mess des officiers, sinon rien ne l’indique.  Je me sens déplacé avec mon pantalon au pli impeccable et  ma chemise blanche. L’un des trois hommes, celui qui est en face de moi, est manifestement européen. J’apprendrai plus tard qu’il est ukrainien. Les deux autres, à l’autre table,  paraissent pakistanais ou indiens. Je pense qu’ils le sont parce que j’ai lu que le gros des équipages de la marine marchande est constitué de pakistanais. Erreur, ce sont des birmans, comme le steward.

Personne ne prononce un  mot. Le steward m’amène  des tartines ressemblant furieusement  à des croque-monsieur, identiques à celles  qui ont été servies à l’ukrainien. Les deux autres semblent avoir un régime alimentaire spécial avec un grand plat de riz et une sorte de rata difficile à identifier. Sur une desserte, on trouve tout ce qu’on peut souhaiter: pain, jambon, fromage, confiture, café, lait, jus d’orange, petits gâteaux. Je me sers généreusement en café, en tartines de pain et en confiture. Personne n’engage la conversation et, dans ces cas- là, j’ai pour politique  de ne pas forcer les évènements.

Un quart d’heure en retard, arrivent les deux autres passagers. La femme est blonde aux cheveux courts très bien coupés. Elle est  élégante, quasiment en tailleur, dans des couleurs automnales. L’homme a un ensemble pantalon blazer  dans les mêmes tons et un foulard  noué autour du cou. Il est plutôt grand, mince, presque maigre,  un visage très sec, les yeux enfoncés. En entrant dans le mess, ils ont un petit recul de surprise, vite maîtrisé. Ils devaient  s’attendre à une fréquentation plus chic. 

J’ai la bouche pleine de ma tartine de confiture et je me concentre pour ne pas salir la nappe impeccable. Ils s’assoient et attendent d’être servis. Le steward leur amène leurs croque-monsieurs et leur indique la desserte où ils peuvent se servir en café, thé, confiture ou tout ce qu’ils veulent. Ils ont l’air surpris, manifestement habitués à un service moins sommaire. La femme se plie au jeu et va se servir. L’homme ne bouge pas. Elle finit par lui amener son café avec un petit geste d’énervement.  Les trois officiers, qui ont fini leur petit-déjeuner, disparaissent sans mot dire. Nous nous retrouvons trois à table.

Mes deux voisins  finissent par s’apercevoir que j’existe. De mon côté, j’ai fini ma tartine et je suis plus disponible pour les mondanités.

Ils sont manifestement plus jeunes que moi. Je dirais dans la quarantaine ; elle un peu moins, lui un peu plus. Je suis surpris, ce genre de voyage au long cours est plutôt fréquenté par des retraités, qui ont du temps comme moi, ou des jeunes, qui n’ont pas encore commencé à travailler. Peut-être sont-ils rentiers ? En regardant mieux, je remarque sur la femme  un raz-du-cou en perles fines, un bracelet torsadé bleu et or, des boucles d’oreilles et une montre d’une élégance raffinée. Rien de tape à l’œil, du vrai chic.

Comme je suis seul, ils n’ont pas le choix des interlocuteurs.

– Vous êtes l’autre passager, je présume, me demande l’homme.

– J’acquiesce et  me présente. 

– Claire et Andrew Petersen, me répond l’homme.

Nous échangeons des sourires convenus. Nous allons prendre trois repas par jour ensemble pendant un mois, autant que ça se passe bien. Andrew a un très léger accent british, juste ce qu’il faut pour faire chic. Il en est de même pour Claire, qui se présente cependant comme Française. Ils vivent entre Londres et Paris, me précisent-ils.

Le steward vient nous trouver :

– Le premier officier vous recevra demain matin à neuf heures au deck A, pour vous présenter les consignes de sécurité, nous dit-il.

– Pourquoi pas ce matin ? demande l’homme, qui a l’air pressé.

– Je ne pense pas que le bateau coule avant demain, dis-je.

 

Mon humour n’a pas  l’air de lui plaire. Il se retourne vers le steward en le toisant. Ce dernier  ne se laisse pas émouvoir. Il prend ma plaisanterie au premier degré et  confirme que les risques de naufrage  d’ici demain sont assez faibles. Il ne s’engage pas pour autant sur la suite. Il se tourne vers Andrew et lui précise :

Ce matin nous partons et tout le monde est occupé à la manœuvre. 

 Nous nous quittons et regagnons nos cabines respectives. Je suis deck E, au cinquième étage du château,  ils sont deck F, au sixième,  juste en dessous de la passerelle. A peine rentré, je perçois des mouvements du bateau. Je regarde par le hublot et constate  que le quai  s’éloigne doucement. J’enfile des vêtements chauds et sors sur la coursive pour examiner le spectacle. Chaque niveau du bateau est doté d’une coursive extérieure, en quelque sorte un balcon! A bâbord et à tribord. Il faut descendre au deck D, un étage en dessous du mien, pour que la coursive contourne le château par l’arrière et permette ainsi, par l’extérieur, de passer de bâbord à tribord. Les escaliers extérieurs, pour aller d’un pont à l’autre sont raides et glissants, mieux vaut se tenir à la rambarde pour les emprunter. Le château du navire est blanc, les sols sont d’un vert soutenu. Tout est impeccable ; la peinture est manifestement récente.  

Claire et Andrew ont eu le même réflexe que moi. Je les vois apparaître  à leur étage, au-dessus de moi. Ils me sourient, je les rejoins et nous montons ensemble sur l’aile bâbord  de la passerelle. Cette dernière est ceinte d’une vaste esplanade qui se prolonge, à droite et à gauche, vers la poupe. L’ensemble doit bien faire dans les deux ou trois cent mètres carrés. Sur les côtés, deux ailerons  dominent le bastingage du bateau et je suppose qu’il s’agit de postes d’observation importants pour les manœuvres délicates.

L’un des officiers sort et nous rappelle au règlement intérieur. Durant les manœuvres les passagers n’ont accès ni à la passerelle, ni à ses ailes. D’ailleurs, les passagers n’ont jamais accès à la passerelle. Andrew se met à discuter :

– Nous ne gênons-pas, dit-il.

L’officier ne se lance pas dans une argumentation détaillée.

– Ce sont les ordres du capitaine, dit-il simplement.

Il est clair que c’est plus que suffisant à ses yeux pour obtenir une exécution immédiate. J’ai tendance à ne pas insister et  me dirige vers la descente. Claire et Andrew me suivent en maugréant.

– Nous ne devons pas nous laisser faire, vitupère Andrew.

Je lui rappelle que l’interdiction d’aller sur la passerelle ou ses ailes, durant les manœuvres,  figure en toutes lettres dans le règlement intérieur. Il me répond que, justement, il n’est pas d’accord avec le règlement intérieur. Il a l’intention de le faire  changer.

Redescendus sur la coursive du deck F, nous nous accoudons pour assister au spectacle. A mon arrivée à bord, le bateau était  aligné le long du quai dans un bassin relié à l’Escaut.  Un remorqueur  tire sa proue  pour la pointer vers la sortie. Lorsque le navire est placé perpendiculairement au quai, il commence à avancer  en suivant le remorqueur. Le paysage est  très industriel : des grues, des fumées d’usines de partout, des kilomètres de navires avec des bras de bassins dans tous les sens. C’est le plat pays et on distingue au loin  des fermes d’éoliennes. Il fait gris, il fait froid, mais le spectacle est prenant. Il faudra plusieurs heures avant que nous quittions le fleuve pour nous engager en mer du Nord.

Nous nous séparons et j’entreprends une visite de mon espace vital pour les trente prochains jours. 

J’arrive à la salle de sports, deux étages en dessous de ma cabine. Elle n’est pas très grande, mais correctement équipée : un vélo, un running, des altères et, au centre, une table de ping-pong. Dans une salle contigüe, la  piscine : cinq mètres sur trois. Je me demande combien il me faudrait faire de longueurs pour parcourir mes mille mètres habituels. Le problème ne se pose d’ailleurs pas, puisque la piscine est vide. Attenant à cette dernière, un sauna. Il règne partout une propreté absolue et on sent une odeur de désinfectant flotter dans l’air.

Au deck B, la buanderie est en libre-service. Il y a trois machines à laver et un étendage sur lequel s’abat une soufflerie d’air chaud,  capable de sécher le linge en un rien de temps. Une planche à repasser est disponible. Il est interdit de laver les combinaisons de bord et je comprends qu’une autre machine, ailleurs, est destinée à cet usage.

Au deck A, appelé  Upper Deck, et qui est en fait le niveau du pont principal, un grand bureau, équipé de plusieurs  postes de travail. C’est sur l’un de ces postes que nous avons accès à la messagerie le matin. C’est également  dans ce bureau que j’ai été reçu, lors de mon embarquement sur le navire.   

Nous nous retrouvons à table à midi. Le capitaine est présent. Il est jeune, peut-être trente-cinq ou quarante ans. Il  arbore un physique d’armoire à glace, probablement un mètre quatre-vingt-dix, des biceps comme des troncs d’arbre, mis en valeur par un maillot sans manches.  Blond, les cheveux ras, les yeux bleus délavés, un visage taillé à la serpe, il nous considère pensif.  Il commence par nous souhaiter la bienvenue dans un anglais rocailleux. Il parle comme un espion russe dans un film américain des années Reagan. J’arrive cependant à  le comprendre.

Le déjeuner se déroule dans le même silence que le matin. Je ne vois pas trop comment engager la conversation et  n’essaie même pas. Tout est bouclé  en une demi-heure. Les officiers repartent au travail sans s’attarder à table. Nous restons à quatre : le capitaine, Claire, Andrew et moi. Le capitaine entreprend un recadrage. Il nous parle à tous les trois, mais semble s’adresser particulièrement à Andrew. Il a l’assurance calme de celui qui sait qu’il est le chef, sans contestation possible.                

Il commence par les chaussures et explique que l’hygiène à bord est essentielle. Il faut des chaussures différentes pour marcher à l’extérieur, sur les passerelles, dans les coursives intérieures ou dans les espaces à vivre.

Je ne vois pas de motif particulier de faire opposition. Andrew, qui porte des chaussures marrons impeccablement cirées, fait part de son incompréhension et souligne leur propreté. Le capitaine lève le sourcil gauche. J’apprendrai au fil du temps que c’est chez lui un signe de perplexité intense, qui conduit inéluctablement à un énervement  tout aussi intense. Il reprend son explication sur l’hygiène sur un ton un peu plus fort. Je ne vois pourquoi Andrew tient tant à garder ses  chaussures.

Au deuxième passage, Andrew semble se rendre compte qu’il perd son temps. Le capitaine reprend la liste de tout ce qui est interdit sur le ton de celui qui a autre chose à faire de plus important, ce qui est fort heureusement exact. 

J’interviens sur un  point. Je lui fais valoir que nous laisser la salle de sport seulement à l’heure du déjeuner n’est pas très fair-play. Autant nous dire carrément que nous n’y avons pas droit, ce qui est contraire aux engagements de la compagnie. Il insiste sur le fait que l’équipage a la priorité, mais finit par nous octroyer un droit d’accès de onze  à quinze heures. L’expérience prouvera que seuls quelques marins utilisent la salle de sport. Je pourrai, en fait, l’utiliser à mon gré.  Le capitaine, pour sa part,  s’est fait installer un punching-ball sur la coursive du deck B, sur lequel il tape quotidiennement, en sus de ses exercices avec les  haltères et du sauna.

Andrew lance deux raids, le premier  pour pouvoir circuler librement partout sur le  navire, sans restriction, et  le deuxième pour l’accès à  internet.

Le capitaine commence à prendre une tête vraiment contrariée. Il invoque les directives de la compagnie maritime et les questions d’assurance pour expliquer qu’il ne veut pas d’électron libre à bord. Pour ce qui est d’internet il persiste à dire non et n’a plus vraiment envie de discuter.

Andrew évoque ses relations, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le capitaine se lève à moitié, les bras écartés appuyés sur la table. Il soulève le bras gauche et tend le pouce vers le haut :

– Là-haut, dit-il, c’est Dieu qui commande !

Puis, il  tourne  l’index vers le bas :

– Ici, c’est moi ! C’est clair ?

Pour ponctuer son propos, il referme son poing et l’écrase sur la table. Les couverts, que Steward n’a pas encore desservis, sautent de quatre centimètres.

Steward lui-même, qui se tenait encore à proximité, se volatilise vers la cambuse. 

Sur ces bonnes paroles le capitaine se lève et s’en va. Andrew a changé de couleur.

Je reste songeur en pensant à tous les stages de management que j’ai suivis dans ma carrière et à tout le temps passé à parlementer avec mes collaborateurs. Que de temps perdu ! Me dis-je.

Après s’être, malgré tout, assuré que le capitaine est bien parti, Andrew reprend :

– De toutes les façons, je ferai ce que je voudrai, dit-il, presque en tapant des pieds.

Claire le regarde, mi-amusée, mi-énervée.

En passant devant la cuisine, je remarque un tableau avec écrit en rouge : cette nuit une heure de retard. C’est notre premier changement de fuseau horaire. Au risque de paraître goinfre, je dirais que c’est également une heure de plus entre le dîner à dix-sept heures trente et le petit déjeuner à sept heures trente.

Andrew provoque un fou rire en suggérant que le capitaine a fait exprès de changer l’heure pour lui nuire. On rit tous les trois et une sensation de détente passe dans l’air.

Nous profitons de l’occasion pour faire la connaissance du « Cook » et visiter la cuisine.  « Cook » est également birman et nous verrons par la suite qu’il pratique une cuisine à mi-chemin entre la cuisine allemande et la cuisine birmane, dont le résultat est plutôt bon et paraît assez diététique. La cambuse est une vaste pièce, beaucoup plus grande que  j’imaginais. Elle est placée entre le mess des officiers, à droite du navire et le réfectoire de l’équipage, sur sa gauche. Mis à part l’appellation, il n’y a pas grande différence entre les deux espaces, si ce n’est que le côté  de l’équipage paraît plus gai et animé que le bord des officiers. Ces derniers sont au nombre de huit sur un équipage total de vingt-trois hommes. Les deux espaces à vivre ont la même dimension et sont dans tous les cas largement dimensionnés. 

Pour l’heure, nous faisons connaissance avec le Cook et le steward, qui sont bons amis.  Ils sont  originaires du même village de Birmanie, dont je n’arrive pas à saisir le nom. J’applique à la lettre les conseils du guide du voyage en cargo,  qui incite à nouer de bonnes relations avec le Cook. Le nôtre est plus âgé que le steward; leurs noms birmans sont aussi imprononçables que l’appellation de leur village. Les échanges que nous avons avec eux sont très limités, mais ils semblent   apprécier que nous ayons fait l’effort de les approcher. Claire et Andrew ont toute l’apparence de seigneurs d’un château rendant visite aux communs, ce qui heurte mes sentiments républicains, mais ne paraît pas gêner nos birmans.          

Le soir, par mon hublot, je vois les lumières de la côte défiler. Logiquement ce doit être l’Angleterre. J’utilise le magnétoscope pour me passer un film que j’ai emporté dans mes bagages, un péplum : Noé. Très mauvais choix, c’est un navet comme j’en ai rarement vu, plein de scènes de tempêtes et de flots déchaînés. 

 Je m’endors sans avoir totalement compris la route du navire et sombre dans un sommeil agité de flots tempétueux.