Le commissaire Cataleau, la mine gourmande, tendit pour la troisième fois son assiette à son épouse, qui le regardait d’un air faussement sévère :
- Ce n’est pas possible ! Cet homme est un puits sans fond ! dit-elle, comme si elle s’adressait à un témoin horrifié de la voracité de son époux.
Prenant la mine résignée, elle lui resservit une dernière paupiette, accompagnée d’une portion de tagliatelles.
- C’est tout ? se plaignit-il.
- C’est tout ! C’est tout ! Tu en as déjà mangé cinq de paupiettes ! Ils peuvent courir les bandits ! Ce n’est pas le commissaire Cataleau qui va les rattraper !
De fait, Roger Cataleau ne présentait pas une allure spécialement sportive. Il était sauvé par sa stature, plus d’un mètre quatre vingt cinq, mais la balance, qu’il accusait de dérèglements, lui attribuait régulièrement ses cent dix kilos.
- Et avec ça, qu’est-ce que tu nous a prévu comme dessert ? demanda-t-il sans vergogne.
Après la bordée de protestations d’usage, Thérèse lui servit une bonne portion de la tarte aux fraises qu’il avait entraperçue dans le frigo en rentrant de sa matinée de travail.
Sur le coup des deux heures, le commissaire reprit le chemin du travail d’un pas un peu trop lourd. Fort heureusement les Cataleau habitaient à une demi-heure à pied du commissariat ; trajet que Roger accomplissait quatre fois par jour, ce qui l’avait pour l’instant sauvé des conséquences néfastes de ses écarts alimentaires.
Lorsqu’il arriva au commissariat, il fut aussitôt interpellé par l’inspecteur Filoche.
- Commissaire ! Nous avons un mort sur les bras !
- Un crime ?
- Je ne sais pas. C’est un mort étrange !
- Venez m’expliquer ça, demanda le commissaire en conduisant l’inspecteur vers son bureau.
Une fois installé, Filoche fit son rapport.
- Ca c’est passé ce matin au marché, sur le coup des midi. Les témoins ont vu courir un homme corpulent, totalement écarlate, qui avait les yeux qui lui sortaient de la tête. Il paraissait totalement affolé. A la hauteur de la boucherie Gras double, il a soudain poussé un grand cri et s’est effondré raide mort. Le docteur Seringue, qui passait par là, n’a pu que constater le décès.
- Rien n’indique que ce ne soit pas une mort naturelle, fit remarquer le commissaire avec bon sens.
En effet, reprit l’inspecteur. Cependant la suite est troublante.
Alléché, le commissaire se pencha sur son bureau.
- Quelques minutes après le décès, une femme est arrivée sur la scène du drame. D’après les témoins, elle paraissait totalement insensible. Elle s’est approchée du corps, a appuyé son pied sur lui et a annoncé d’une voix totalement froide : « C’est mon mari ! ».
- Peut-être n’est- elle pas très démonstrative, hasarda le commissaire.
- Le pire, reprit l’inspecteur, est que le docteur Seringue est précisément le médecin de famille du couple.
- Oh !
- Et il n’a même pas reconnu son patient !
- Comment cela est-il possible ?
- Je n’en sais rien. Lorsqu’il a vu la femme, il l’a parfaitement reconnue, mais il lui a fallu un moment pour constater que le mort n’était autre que son mari.
- Tout ceci est bien étrange. Connaît-on la raison exacte du décès ?
- Arrêt cardiaque.
Le commissaire rit :
- Nous voilà renseignés !
L’inspecteur, un peu vexé reprit :
- Compte tenu des circonstances, j’ai pris l’initiative de demander une autopsie.
- Très bien mon garçon ! le félicita le commissaire, un rien paternaliste. Je crois que nous devons conduire une petite enquête de voisinage. Allez voir la concierge de leur immeuble. Glanez ce que vous pouvez sur le couple. De mon côté, je vais voir le médecin. Mais au fait, comment s’appelait le défunt ?
- Georges Galtier , et sa femme Alice, née Clérembart.
Les deux policiers se séparèrent. Il ne fallut qu’un quart d’heure à Cataleau pour se rendre au cabinet du docteur Seringue. Celui ci le reçut entre deux consultations.
- Que puis-je pour vous monsieur le commissaire ?
- Vous avez été le premier témoin du décès de Monsieur Galtier. C’était votre patient paraît-il et vous ne l’avez même pas reconnu ! Pouvez -vous m’expliquer ça, docteur ?
- En effet, j’ai été fort surpris. Il faut tout de même que je vous précise que les époux Galtier étaient bien mes patients, mais je n’avais plus vu Monsieur depuis une bonne paire d’années.
- Tout de même, on ne change pas tant en deux ans ! fit remarquer le commissaire.
- C’est ce que je pensais le corrigea le docteur. La dernière fois que j’ai reçu Georges Galtier, c’était un homme dans la force de l’âge, vigoureux et en pleine santé, à part la grippe qu’il avait attrapée.
- Et alors ?
- L’homme qui est tombé dans la rue était méconnaissable, énorme, apoplectique, rouge, le nez comme une fraise, défiguré ! Une horreur !
- Comment expliquez -vous ça ?
- Je ne l’explique pas ! Je n’avais jamais vu un homme défiguré à ce point en si peu de temps.
- Diriez- vous qu’il pourrait avoir été empoisonné ?
- C’est la question que je me suis posée. Seule une analyse sérieuse pourrait y répondre.
- Revenons à ce que vous m’expliquiez. Vous ne l’aviez donc plus vu depuis deux ans. Et avant, venait-il souvent ?
- Souvent, non, on ne peut pas dire. C’est le genre de client qu’on voit trois ou quatre fois par an.
- Que savez- vous d’autre sur lui ?
- A ma connaissance c’était un homme assez aisé. Il n’exerçait pas de profession bien définie, mais faisait des placements, du négoce de matières premières. Il travaillait de chez lui.
- Le couple avait-il des enfants ?
- Non, mais c’était une seconde noce. Il avait déjà été marié, mais je n’ai jamais su s’il avait des enfants. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez vous adresser à Maître Grossous, qui était son notaire.
- Comment le savez- vous ?
- C’est également le mien et j’avais rencontré Galtier dans la salle d’attente.
Après avoir tiré tous les renseignements qu’il pouvait, le commissaire rendit Seringue à ses patients. Il tenta de rencontrer le notaire, mais celui ci était en déplacement. Il prit rendez vous pour le lendemain matin et retourna au commissariat.
En fin d’après midi, il fut rejoint par l’inspecteur Filoche, qui entreprit aussitôt de lui relater ses découvertes.
- Ils habitent dans leur immeuble depuis dix ans. La concierge n’a pas été difficile à faire parler !
- Votre charme naturel a joué, l’interrompit Cataleau, un rien sarcastique.
L’inspecteur prit le compliment au premier degré.
- Elle n’est pas vilaine, reconnut-il.
Puis se reprenant :
- Le défunt se présentait comme négociant. Apparemment, l’appartement est grand et il avait aménagé une pièce en bureau. Le couple menait une vie normale jusqu’ il y a à peu près deux ans. Les Galtier recevaient, sortaient, puis soudain il s’est passé quelque chose. Ils ont cessé de recevoir des visites, lui est sorti de moins en moins et il s’est mis à grossir de manière démesurée.
- La concierge a-t-elle une explication ? demanda Cataleau.
- Rien de bien précis, à son grand regret, mais elle m’a indiqué les lieux qu’il fréquentait avant de cesser de sortir.
- Comment le savait-elle ?
- C’est la femme Galtier qui le lui a dit. Apparemment, elle était très jalouse et se plaignait de le voir trop sortir.
- Intéressant, souligna le commissaire. Faites moi voir vos notes. Tiens, le notaire ! Nous y revoilà !
Il se pencha sur les gribouillis de l’inspecteur et cocha les noms.
- Demain, je vois le notaire et la brasserie « La rivière d’argent » qu’il fréquentait avec assiduité. Faites les autres. Quand aurons-nous le rapport d’autopsie ?
- Demain après midi.
Les deux hommes se quittèrent.
Le lendemain matin à 9 H 00 le commissaire était dans le bureau du notaire. Après avoir exposé les motifs de sa visite, Cataleau commença son interrogatoire. Le notaire paraissait mal à l’aise.
- Je suis troublé, monsieur le commissaire, vraiment troublé.
- Et pourquoi donc ?
- L’évolution de mon client était curieuse. Jusque il y a peut-être deux ans, il paraissait tout à fait normal.
- Et alors ?
- Bizarrement, il est venu me trouver et m’a fait souscrire pour son compte une assurance décès très importante au bénéfice de sa femme.
- Combien ?
- Deux millions d’euros.
- Mazette ! laissa échapper le commissaire.
- Par ailleurs, il m’a fait transférer le maximum de liquidités sur ses comptes à elle.
- Combien ?
- Cinq cent mille euros, a peu près.
- Et encore.
- Il a établi un testament en sa faveur pour le maximum de la part non réservée aux enfants.
- Combien ?
- Un bon million d’euros.
- La voilà riche, donc ! Avait-elle déjà du patrimoine.
- Rien en l’épousant. C’est moi qui ai fait le contrat de mariage.
- Vous paraissait-il sous la contrainte lorsqu’il a fait ces actes ?
- Je ne saurais pas vraiment le dire, mais il ne paraissait pas enthousiaste.
- La connaissez vous elle même ?
- Assez peu. C’est lui qui venait me voir. Je l’ai connue au moment de leur mariage.
- Que faisait-elle à ce moment là ?
- Elle était infirmière. Elle a arrêté de travailler lorsqu’ils se sont mariés, il y a une dizaine d’année.
- Avez-vous beaucoup vu Monsieur Galtier ces derniers temps ?
- Non, il se faisait de plus en plus rare et il a connu une telle transformation physique. Je pense qu’il est tombé malade.
- Avant l’assurance et le testament ?
- Non, quelques mois après. Puis-je vous demander commissaire de quoi il est mort ?
- Nous ne le savons pas encore, Maître. L’autopsie est en cours.
Ayant glané ces renseignements, le commissaire prit congé du notaire. Il décida de repasser par le commissariat avant de poursuivre ses investigations. L’inspecteur l’attendait tout excité.
- Commissaire, j’ai du neuf !
- Quoi donc ?
- Il semble que la victime ait entretenu une relation adultérine pendant au moins un an.
- Avec qui ?
- Je n’ai pas réussi à savoir. Mais la liaison aurait cessé, il y a environ deux ans.
- Tout se recoupe ! Que savez- vous précisément ?
- Il semble qu’il prenait prétexte de déplacements d’affaires, mais qu’il n’allait que cinq rues plus loin pour passer la nuit avec sa maîtresse à la brasserie de « La rivière d’argent »
- Il passait la nuit à la brasserie ? s’étonna le commissaire.
- C’est une brasserie, qui fait aussi hôtel, le rassura Filoche.
- Ouf ! j’ai craint le pire ! soupira Cataleau.
Filoche se demanda ce que le commissaire avait imaginé, mais n’osa pas poser la question.
A onze heures le commissaire était à la brasserie. Il n’eut pas de mal à convaincre le patron de venir s’installer à une table un peu isolée pour pouvoir discuter tranquillement. Grand prince, le tenancier lui offrit même un apéritif que Cataleau n’eut pas le cœur de refuser, sous le vaseux prétexte de ne pas rompre le précieux lien de confiance établi avec un témoin clé.
Le fait est que la méthode réussit, car ce dernier ne fit pas de difficultés pour se mettre à table.
- Le Georges ! Ah ! Quel gaillard ! Quel tempérament ! Il retrouvait tous les jeudis la Simone. Je leur louais la chambre 4. Ils faisaient un tintamarre !
- Simone comment ?
- Simone Galapiat !
- La morte ? La femme du boucher ? Celle que son mari a égorgée il y a six mois ?
- Ben oui ! Ca devait bien arriver avec la vie qu’elle menait. Il était fou de jalousie. Le jour ou la boulangère l’a dénoncée, son sang n’a fait qu’un tour et il a zigouillé sa femme et son amant, le boulanger.
- Jusqu’à quand a duré la liaison entre Georges et Simone ?
- Jusqu’à ce que sa femme ait découvert le pot au rose.
- Comment a-t-elle fait ?
- Je pense que quelqu’un a du l’informer. Il ne se cachait même pas. Elle ne pouvait pas ne pas l’apprendre. Un soir, elle est arrivée à la brasserie et elle est montée directement à la chambre. Elle avait une canne à la main. On a entendu des cris et des noms d’oiseaux. il est ressorti en tenant son pantalon à deux mains avec sa femme qui le poursuivait en lui donnant des coups de canne sur la tête.
- Et après ?
- Je ne sais pas s’il a eu honte, mais il n’est plus jamais revenu.
- Et Simone ?
- Pas plus impressionnée que ça. Elle riait en sortant. La semaine suivante, elle arrivait avec un nouveau.
- Et alors ?
- Avec lui ça a duré un an, puis ensuite il y a eu le boulanger et la fin que vous connaissez. .
- Donc, ça fait combien de temps de cette affaire ?
- Un peu plus de deux ans, je dirais.
- Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien raconter à son mari la Simone pour s’absenter ainsi tous les jeudis soirs ?
- Elle était complice avec une vieille tante, qu’elle était supposée aller voir toutes les semaines ! C’est un miracle que son mari l’ait crue aussi longtemps.
- Avait-elle peur de lui ?
- Oui, très peur ! C’était vraiment un violent ! Mais je crois que la peur doublait son plaisir !
Cataleau se crut obligé d’offrir lui aussi sa tournée. Une heure après il connaissait tout de la vie tourmentée de Simone Galapiat, qui l’avait inéluctablement conduite vers sa fin tragique.
Après le déjeuner, qu’il prit chez lui comme à son habitude, le commissaire retrouva l’inspecteur Filoche au bureau. Leurs échanges de renseignements les conduisirent vers la seule solution qui s’imposait.
- Récapitulons, dit Cataleau, plus pour lui même que pour son adjoint, nous avons un mobile, la jalousie ; nous avons le principal bénéficiaire du décès, la veuve avec son assurance vie et son testament. Tout converge pour penser que Thérèse Galtier a pris une part active dans la disparition de son mari. Il ne nous reste plus qu’à savoir comment et l’affaire est résolue. Une des plus faciles de ma carrière. Jamais un assassin ne s’était autant découvert. Allons voir le médecin légiste et nous n’aurons plus qu’à faire venir la dame et la cuisiner. On va passer pour des fins limiers à peu de frais !
Les deux policiers sautèrent dans une voiture de service et se dirigèrent vers la morgue. Au fil des ans et des affaires, ils avaient appris à connaître le médecin légiste et à avoir une grande confiance dans ses jugements.
- Alors docteur, comment nous l’a-t-on tué ce client ?
- Il s’est tué tout seul, je le crains répondit le toubib.
- Comment ça ?
- Crise cardiaque liée à une très mauvaise hygiène de vie. Notre gaillard mangeait trop et ne pratiquait aucun exercice. Je n’ai jamais vu un taux de cholestérol pareil. Le cœur était noyé dans la graisse et les muscles atrophiés.
- Etes-vous sur qu’il n’a pas été empoisonné ?
- Aussi sur qu’on peut l’être, j’ai vérifié tous les poisons classiques, comme l’arsenic et tout ce que l’humanité a pu créer pour se détruire. Mais pourquoi tenez- vous absolument à ce qu’il ait été tué ?
- Sa veuve paraissait très satisfaite !
Le docteur s’esclaffa :
- Si on devait arrêter toutes les veuves joyeuses, il faudrait en construire des prisons !
- Oui, mais dans son cas c’est un décès qui rapporte gros à la veuve, assurance, héritage en sa faveur. Pour ceux qui n’ont pas peur, elle devient un bon parti !
- Vous faites bien de me prévenir plaisanta le médecin. Je crois que je vais garder ma femme. Elle crie, mais elle n’est pas vraiment dangereuse !
- Docteur, pouvez vous approfondir vos investigations, je voudrais vraiment en avoir le cœur net.
- Je veux bien poursuivre, répondit le médecin après un moment de réflexion, mais pourquoi ne lui demandez vous pas tout simplement comment elle s’y est pris ?
- C’est une idée, répondit songeur le commissaire. Combien de temps vous faut-il pour poursuivre vos analyses ?
- Dans cinq jours, j’aurai testé tout ce qui peut être connu comme substance nocive.
Les deux policiers quittèrent le médecin légiste, fort marris des résultats de l’autopsie.
- Je crois que je vais convoquer la veuve, annonça Cataleau.
- Il faut faire attention, commissaire, le prévint Filoche. Si vous accusez une pauvre veuve et qu’elle se révèle innocente, vous allez avoir votre tête dans tous les journaux pour incarner le salaud de service !
- J’irai en douceur, le rassura le commissaire.
Le soir même un courrier partait pour la veuve, la convoquant comme témoin pour le mardi suivant. Le matin même de l’audition, le commissaire reçut le rapport complémentaire du médecin légiste, tout aussi négatif que le premier et qui le laissa sur sa faim.
La veuve était une belle femme, vêtue de noir et portant un air d’autorité qui aurait désarçonné des gaillards moins aguerris que le commissaire. Elle ne manifestait pas le moindre signe de chagrin.
Cataleau choisit d’attaquer sur un ton humain.
- Chère madame, je suis désolé de devoir vous distraire de votre chagrin et je vous présente mes plus sincères condoléances. Cependant, je dois vous poser quelques petites questions rapides pour boucler mon dossier.
- Gardez vos condoléances et ne croyez surtout pas que je suis chagrinée, le coupa la veuve.
Un peu interloqué, le commissaire resta quelques instants sans voix. Il réfléchit un moment puis décida de prendre le risque d’attaquer Thérèse Galtier veuve de front.
- Je voudrais que vous soyez consciente Madame que tout ce que vous allez dire désormais pourra être retenu contre vous ?
- Retenez, retenez ! rétorqua la femme, un rien sarcastique.
- Madame, nous avons mené des investigations sur les circonstances qui ont précédé la mort de votre mari. Vous aviez toutes les raisons de lui en vouloir. Il vous a trompée pendant un an au vu et au su de tout le quartier. Sa disparition est pour vous une excellente affaire. Vous êtes une veuve riche !
- Suggéreriez-vous commissaire que je suis pour quelque chose dans la mort de mon mari ?
Le commissaire recula prudemment :
- Je ne suggère rien, je ne fais que constater l’évidence. Votre attitude confirme que son décès ne constitue pas une perte pour vous.
- Certes pas. Je n’ai jamais entendu dire que le chagrin soit obligatoire.
- Loin de moi l’idée de le suggérer, la rassura le commissaire. Avouez cependant que la situation est troublante.
La veuve resta un moment silencieuse, puis reprit la parole.
- Je vais vous faire gagner du temps commissaire.
- Et comment ça ?
- Soyons clair, j’ai tué mon mari.
- Je vous ai prévenu madame que tout ce que vous dites peut être retenu contre vous.
- Non seulement je l’ai tué, mais en plus je vais profiter tranquillement de mon héritage et de l’assurance de ce salaud.
- Expliquez- moi ça, madame.
- Tout a commencé il y a deux ans. La concierge m’a appris ce que tout le quartier savait déjà.
- Vous ne vous en doutiez pas ?
- Je n’avais pas envie de le voir. J’ai bien été obligée d’accepter la réalité.
- Vous vous êtes donc rendue à la brasserie ou il rencontrait sa maîtresse.
- Je vois que vous êtes au courant. J’étais folle de colère et le pire c’est la manière dont ce lâche a accepté de se faire traîner dans la rue. J’avais honte pour lui.
- Et alors ?
- De ce jour je l’ai pris en haine et j’ai décidé de le supprimer.
- Vous avez été longue.
- Oui, mais je ne voulais pas être cocue deux fois. Je voulais de l’argent et ne pas encourir les foudres de la justice.
Le commissaire leva les sourcils surpris.
- Je l’ai enfermé à la maison.
- Comment avez vous fait.
- Je l’ai menacé d’aller le dénoncer au mari de sa maîtresse. Il en avait une trouille bleue. Il avait bien raison d’ailleurs, quand on voit ce qu’il est advenu après.
- Et ensuite ?
- Je lui ai fait faire son testament et je lui ai fait prendre une assurance décès.
- Ca ne l’a pas inquiété ?
- Si, mais je lui ai expliqué qu’il était tranquille pour au moins un an, sinon l’assurance ne marchait pas. Je lui ai laissé le choix entre se faire écorcher vif tout de suite par le boucher ou rester à ma merci.
- Ce n’était pas vraiment un choix !
- Effectivement ! avoua-t-elle avec un rictus mauvais.
- Je ne comprends toujours pas comment vous l’avez tué.
- Avec une fourchette ! mon cher commissaire.
- Je ne saisis pas.
- Je l’avais à ma merci. J’ai commencé à le gaver comme une oie. Je lui ai préparé les plats les plus lourds, les plus gras ! J’en ai mis du saindoux, de la graisse de canard, du sucre. Ce porc, qui s’ennuyait à mourir mais n’osait pas sortir, y prenait goût à mes petits plats que je lui préparais haineusement. Chaque fois que je rajoutais une cuillère de crème fraîche, je me disais que son enfer approchait.
- A-t-il appris l’affreuse mort de son ancienne maîtresse
- Oui, mais il était déjà trop tard pour lui. Le boucher a été arrêté, mais lui avait déjà pris quarante kilos.
- Aucun médecin ne l’a mis en garde ?
- Un médecin ? Quel médecin ? Autrefois il allait voir le docteur Seringue parce que c’est moi qui lui disais d’y aller. Il a suffi que je ne dise plus rien pour qu’il arrête d’y aller.
- Comment finalement l’avez vous achevé ?
- Il ne sortait presque plus. Le jour de sa mort je l’ai obligé à venir avec moi en voiture. J’ai fait semblant de tomber en panne et je lui ai dit que nous devions rentrer à pied. Lorsque nous sommes arrivés en bas du cours du marché, il soufflait déjà comme un bœuf. Il ne manquait plus que le coup de grâce.
- Comment avez vous fait ? demanda le commissaire effaré.
- Tout d’un coup, je lui ai dit « Mon Dieu, j’ai laissé la daube sur le feu, elle va être totalement carbonisée »
- Et alors ?
- Et alors, il est parti comme un fou en courant ! J’ai continué à marcher tranquillement et j’ai retrouvé ce vieux porc raide mort moins d’un kilomètre plus loin.
Cataleau était muet de saisissement.
- Et voilà commissaire, maintenant vous allez m’excuser, ce n’est pas que je m’ennuie en votre compagnie, mais il faut que je m’occupe d’aller récupérer mon argent, dont je compte bien profiter.
Se levant, la mine sardonique, la veuve terrible se pencha sur le bureau de Cataleau et, avec une certaine familiarité, enfonça son index dans son ventre rebondi.
- Mais vous même, cher commissaire, me paraissez fort bien nourri. Etes vous sur que votre femme ne caresse pas les mêmes projets que moi ?
Sur ces propos fielleux, elle fit demi- tour et quitta le commissariat d’un pas alerte.
Le soir, lorsqu’il rentra chez lui, le commissaire Cataleau sentit une bonne odeur monter de la cuisine. Il ne réussit pas à en éprouver la même joie que d’habitude.