La croisière

Chapitre 1 : mardi 3 février 2015.  On embarque

Il fait froid, il fait nuit, une neige fondue tombe du ciel. Nous sommes attablés dans un petit restaurant italien qui donne directement sur la place de la mairie d’Anvers. Nous avons  évidemment cherché des spécialités belges, nous n’en avons pas trouvées : italien, sud-américain, indien, chinois, japonais, tout ce qu’on veut sauf belge ! L’ambiance n’est pas très gaie. Les lasagnes, même avec un lambrusco, passent mal. Le tiramisu ne me tente même pas. 

L’idée de faire une croisière en cargo remonte à loin, trois ou quatre ans. J’ai toujours eu le rêve, sans l’avoir jamais réalisé de visiter le Chili, où vit une partie de ma famille paternelle. En lisant le journal, je suis tombé sur un article sur les voyages en cargo. Je l’ignorais, mais la plupart des cargos ont des cabines pour quelques passagers. De fil en aiguille je me suis retrouvé dans une agence de voyage spécialisée et j’ai eu confirmation qu’il existait bien une ligne Hambourg-Valparaiso, escale à Anvers, départ tous les deux mois, vingt- quatre jours de traversée.

Un an après, me voici au pied du mur, ou plutôt du bastingage !

L’addition réglée vient l’heure du départ. Je retourne à l’hôtel avec Annie pour récupérer ma valise. Le taxi arrive, on s’embrasse, on se quitte. En vingt-cinq ans nous n’avons jamais passé plus de trois jours séparés et je ne me souviens pas qu’il se soit passé vingt-quatre heures sans que j’entende sa voix. 

Basta, c’est parti ! Le chauffeur me demande ma destination. Tout ce que m’a donné l’agence comme adresse est « berth 1704 », j’espère que ce sera clair pour lui. Il semble que oui. J’ai affaire à  un roumain, il ne fait pas semblant de ne pas comprendre le français. Dans les commerces à Anvers, les vendeurs vous répondent en cachette, de peur qu’on les surprenne à parler la langue des wallons.

La voiture traverse la ville et  emprunte l’autoroute sur une  vingtaine de kilomètres. Annie m’a averti, le port s’étend jusqu’aux Pays-Bas. Ne sachant pas à quelle distance sont ces derniers, je ne suis pas beaucoup avancé. La voiture quitte l’autoroute. Je vois des panneaux indiquant les numéros de mouillage. Le taxi tourne et retourne dans la zone portuaire. Il est neuf heures du soir, tout est illuminé par des projecteurs, des camions passent dans tous les sens. Le chauffeur a l’air moins sûr de lui qu’au départ. Nous arrivons à une barrière d’accès, il va parlementer avec les gardes et revient vers moi. Il me dit qu’il ne peut pas passer, mais  que le bateau est juste derrière la guérite. Un gros détour en voiture, quelques mètres à pied. Je le sens hésitant, ayant envie de se débarrasser du problème que je constitue. Je refuse de descendre de voiture et il est bien obligé de chercher la bonne entrée. On tourne et on vire encore un bon moment et on finit par arriver à une autre barrière d’accès au bout d’un parking. Cette fois c’est la bonne, me dit-il joyeux, avouant ainsi que ce n’était pas le cas la fois précédente. Néanmoins, je dois descendre de la voiture. Le garde-barrière me confirme qu’une navette va m’amener au navire. Pas rancunier je paye au taxi les détours qu’il a fait et je rajoute un bon pourboire.

J’attends avec ma grosse valise dans le froid. La navette arrive, j’embarque. On roule encore un bon moment, cette fois le long du quai.  Les navires sont alignés les uns derrière les autres le flanc contre le quai. C’est une noria de chariots élévateurs, de grues, de camions en pleine activité. Tout est éclairé comme en plein jour. On passe une vingtaine de navires alignés les uns derrière les autres. J’aperçois soudain  la poupe  de celui sur lequel je vais embarquer, le Ville de Dresde, c’est bien lui !

Mon bateau est un porte container de deux cent cinquante mètres de long et de trente de large.  Il est parti de Hambourg et fait sa première escale à Anvers, où je le rejoins. Je descends de la navette en trainant ma lourde valise et m’avance vers la coupée. Première surprise, elle est à la hauteur du pont principal, le navire me paraît  moins haut sur l’eau que je ne le pensais. Je comprendrai plus tard que tout est question de hauteur de quai ! Dans les autres ports où nous ferons escale, le bateau me paraîtra au contraire très haut. Pour l’heure, le navire est en cours de chargement et on entend le bruit sourd des containers que les grutiers  posent les uns sur les autres.

Un marin s’avance, prend ma valise et m’invite à monter à bord. Il me précède dans le château et  m’amène dans un bureau au rez-de-chaussée, au rez-de-pont devrais-je dire. On se croirait dans un immeuble de bureaux, beaucoup plus que sur un bateau. J’entre, un marin contrôle mes papiers, passeport et carnet de vaccination. Il ne me les rend pas. Nouvelle surprise,  il me sourit et  me confirme qu’il les garde et qu’on  me les rendra aux escales et à l’arrivée.

Le steward vient me chercher, tout sourire. Bonne impression. Nouvelle surprise il m’amène à l’ascenseur. Il y a sept étages, on s’arrête au cinquième, deck E. A deux étages au- dessus de moi, la passerelle surmonte le château. C’est le poste de commandement du navire.

On prend un corridor, on tourne à droite dans un deuxième  puis, au bout,  ma cabine. Le steward l’ouvre et me remet la clef. Excellente surprise, c’est une vaste pièce dotée de  deux hublots, dont l’un donne sur la mer. Je suis à l’angle arrière droit du château, je devrais dire à tribord, mais je ne suis qu’un terrien.

La couchette est sous le hublot qui donne  sur la droite du navire, tribord. Le deuxième hublot donne sur l’arrière  avec vue directe sur les containers.  Les meubles sont en bois clair: un bureau, un fauteuil  et un petit coin salon avec canapé et table basse. La couchette est entourée d’un baldaquin et les hublots sont équipés de stores en tissus de couleurs claires, entre jaune et beige. Une télévision et un magnétoscope pour assurer les soirées, un cabinet de toilette avec douche, l’ensemble fait spacieux. Ce sera mon logement pour un mois et j’en suis satisfait, ma bonne humeur revient.  

Le steward me remet une feuille, faisant office règlement intérieur. En premier les heures des repas : 7 H 30 pour le petit déjeuner, 12 H 00 pour le déjeuner et 17 H 30 pour le dîner. Le petit déjeuner est pris un peu tard à mon goût et, à l’inverse,  le diner à 17 H 30 est  beaucoup trop tôt.

La feuille comprend ensuite une liste impressionnante de ce que les passagers n’ont pas le droit de faire. Il eut été plus simple de la faire à l’envers, en indiquant ce qui est permis. Les passagers doivent rester dans le château et ne pas passer sur le pont principal. Ils ne doivent pas monter sur la passerelle et, durant les manœuvres, ne pas se rendre sur les ailes de la dite passerelle.

Pour les non initiés, précisons que le château est une tour de sept étages, située vers l’arrière du navire (à cinquante mètres de la poupe pour une longueur totale du navire de deux cent cinquante mètres). C’est là que se trouvent les espaces à vivre, c’est à dire les cabines, cuisine, salle à manger et salle de loisirs. Le château est surmonté par la passerelle qui est le poste de commandement du navire, où se trouvent tous les instruments de navigation.

Le règlement intérieur précise  qu’il est possible de téléphoner, en prenant rendez-vous, et moyennant l’acquisition d’un droit de 37 minutes pour vingt-cinq dollars. Il n’y a pas d’accès à internet, mais il est possible d’envoyer et de recevoir des  mails. Le service est disponible avant dix heures du matin.

Il y a une salle de sport, mais elle est réservée en priorité à l’équipage. L’accès pour les passagers est limité autour de l’heure du déjeuner. Heureusement que la cabine est confortable, me dis-je. Du reste, je ne suis pas très surpris. Le règlement correspond, en un peu plus strict, à ce que l’agence de voyage m’avait annoncé. Je n’embarque pas sur un paquebot et il n’y aura pas de gentils animateurs. Je vais me retrouver en tête-à-tête avec moi-même et je verrai bien si je suis fréquentable. Le bateau transporte d’abord des marchandises et ensuite, marginalement, des passagers. C’est bien ce que je suis venu chercher, une sorte de rupture dans ma vie. Certains vont dans un monastère, ce n’est pas ma tasse de thé. Du reste, les règlements sont faits pour avoir des exceptions, me dis-je.

Je questionne laborieusement  le steward sur la présence à bord d’éventuels autres passagers. Je sais que j’occupe la cabine  individuelle du bateau et qu’il y en a   une autre  double. Le steward me renseigne ;  elle va être occupée  par un couple qui n’a pas encore  embarqué. Ce n’est pas clair. Je n’arrive pas à savoir si ce sont des anglais ou des français. J’apprendrai plus tard que c’est les deux : un anglais marié à une française. Du reste, si je trouve que le steward n’est pas clair, la réciproque est juste. C’est un petit homme mince d’une trentaine d’années, assez brun de peau. Je finis par comprendre qu’il est birman. Quand je parle, je vois bien qu’il ne comprend  pas la moitié de ce que je lui dis.  Nous finissons par être pris d’un fou-rire.

 Pour l’heure, j’en ai assez vu. Je passe un coup de téléphone à Annie pour lui dire que je suis bien embarqué, je déballe ma valise, prends ma kobo et choisis mon premier roman parmi la trentaine que j’ai chargés : Ce sera Battle cruiser de Douglas Reeman. Tant vaut-il se mettre tout de suite dans l’ambiance marine. J’étrenne ma couchette; le baldaquin donne une ambiance d’intimité très agréable.

La lumière des projecteurs passe au travers des stores de mes hublots et j’entends le choc des containers posés par les grues. J’ai l’impression que je ne vais pas pouvoir m’endormir. Erreur, assez rapidement je laisse ma lecture  et tout finit par s’effacer.   

 

 

 

 

 

 

Chapitre 2 : mercredi 4 février. Premier contact

Je me suis endormi tôt, il est donc logique que je me réveille également tôt. Il est six heures et j’ai une déchirante envie de café. J’apprendrai plus tard qu’on peut descendre au Mess à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit  pour boire ou manger. Pour l’heure je reste dans ma couchette bien chaude et confortable.

Je prends le temps de bien examiner ma cabine. Aussi bonne impression que la veille. A regarder de près, on constate que tout est prévu pour une mer agitée. Les tiroirs ferment avec des aimants et il faut tirer dessus comme un forcené pour les ouvrir. Le fauteuil du bureau n’a pas de roulettes mais des pieds à larges patins. La couchette est calée entre la cloison, côté mer, sous un hublot, et une rambarde haute pour ne pas tomber. Les étagères ont toutes des rebords assez élevés. Je passe un bon moment à relever tous les détails. La table basse est fixée au sol.

Je remarque que le tintamarre du chargement des containers, sur lequel je me suis endormi, a cessé. Il règne le plus grand calme à bord.    

Je m’interroge. L’agence de voyages m’a indiqué que les passagers prennent leurs repas au mess des officiers et qu’une tenue correcte est exigée. J’ai amené un  blazer en faisant l’impasse sur la cravate. Je me dis qu’il doit être possible d’être un peu moins formaliste pour le petit-déjeuner. Je prends ma douche et me rase, ce qui est une vraie violence pour moi, tant que je n’ai pas eu mon premier café de la journée. J’enfile une chemise et un pantalon de ville. J’espère ne pas faire tâche.

Je descends par l’escalier au Deck  C, troisième étage. A droite, au fond, le mess des officiers. Deux grandes pièces avec large vue sur mer : la salle à manger proprement dite, avec deux tables rondes, et un lounge avec fauteuils, canapé, bibliothèque et un petit bar au fond de la pièce. Le tout est bien décoré avec de jolis stores de couleur claire, comme dans ma cabine.

Au passage, j’ai remarqué que tous les corridors sont dotés de rampes pour se tenir. Dans les couloirs blafards, éclairés au néon, on se croirait davantage dans un hôpital que sur un bateau.

Je remarque trois paires de chaussures posées à l’entrée du mess. Je lève les yeux  et  constate que les trois hommes déjà arrivés sont en chaussettes. J’interroge du regard le steward, qui me fait le signe de retirer mes chaussures. Je les pose et j’entre. Le sol est couvert d’une confortable moquette beige d’une propreté impeccable.   

Le steward m’amène à la première table, face aux baies vitrées et  perpendiculairement à la place  du capitaine; mais point de capitaine. Celui qui a fait route depuis Hambourg  a quitté le navire à Anvers ; son remplaçant va arriver. Il sera là juste avant le départ m’indique  le steward. Il me précise que ma place m’est attribuée pour tout le voyage. Il a l’air d’y tenir et je n’ai aucune raison de le contrarier. Je dis « yes » et il a l’air de comprendre ; je progresse. 

La salle est presque vide. Juste les trois hommes en tenue totalement décontractée. Je suppose qu’ils  sont  officiers, parce que nous sommes dans le mess des officiers, sinon rien ne l’indique.  Je me sens déplacé avec mon pantalon au pli impeccable et  ma chemise blanche. L’un des trois hommes, celui qui est en face de moi, est manifestement européen. J’apprendrai plus tard qu’il est ukrainien. Les deux autres, à l’autre table,  paraissent pakistanais ou indiens. Je pense qu’ils le sont parce que j’ai lu que le gros des équipages de la marine marchande est constitué de pakistanais. Erreur, ce sont des birmans, comme le steward.

Personne ne prononce un  mot. Le steward m’amène  des tartines ressemblant furieusement  à des croque-monsieur, identiques à celles  qui ont été servies à l’ukrainien. Les deux autres semblent avoir un régime alimentaire spécial avec un grand plat de riz et une sorte de rata difficile à identifier. Sur une desserte, on trouve tout ce qu’on peut souhaiter: pain, jambon, fromage, confiture, café, lait, jus d’orange, petits gâteaux. Je me sers généreusement en café, en tartines de pain et en confiture. Personne n’engage la conversation et, dans ces cas- là, j’ai pour politique  de ne pas forcer les évènements.

Un quart d’heure en retard, arrivent les deux autres passagers. La femme est blonde aux cheveux courts très bien coupés. Elle est  élégante, quasiment en tailleur, dans des couleurs automnales. L’homme a un ensemble pantalon blazer  dans les mêmes tons et un foulard  noué autour du cou. Il est plutôt grand, mince, presque maigre,  un visage très sec, les yeux enfoncés. En entrant dans le mess, ils ont un petit recul de surprise, vite maîtrisé. Ils devaient  s’attendre à une fréquentation plus chic. 

J’ai la bouche pleine de ma tartine de confiture et je me concentre pour ne pas salir la nappe impeccable. Ils s’assoient et attendent d’être servis. Le steward leur amène leurs croque-monsieurs et leur indique la desserte où ils peuvent se servir en café, thé, confiture ou tout ce qu’ils veulent. Ils ont l’air surpris, manifestement habitués à un service moins sommaire. La femme se plie au jeu et va se servir. L’homme ne bouge pas. Elle finit par lui amener son café avec un petit geste d’énervement.  Les trois officiers, qui ont fini leur petit-déjeuner, disparaissent sans mot dire. Nous nous retrouvons trois à table.

Mes deux voisins  finissent par s’apercevoir que j’existe. De mon côté, j’ai fini ma tartine et je suis plus disponible pour les mondanités.

Ils sont manifestement plus jeunes que moi. Je dirais dans la quarantaine ; elle un peu moins, lui un peu plus. Je suis surpris, ce genre de voyage au long cours est plutôt fréquenté par des retraités, qui ont du temps comme moi, ou des jeunes, qui n’ont pas encore commencé à travailler. Peut-être sont-ils rentiers ? En regardant mieux, je remarque sur la femme  un raz-du-cou en perles fines, un bracelet torsadé bleu et or, des boucles d’oreilles et une montre d’une élégance raffinée. Rien de tape à l’œil, du vrai chic.

Comme je suis seul, ils n’ont pas le choix des interlocuteurs.

– Vous êtes l’autre passager, je présume, me demande l’homme.

– J’acquiesce et  me présente. 

– Claire et Andrew Petersen, me répond l’homme.

Nous échangeons des sourires convenus. Nous allons prendre trois repas par jour ensemble pendant un mois, autant que ça se passe bien. Andrew a un très léger accent british, juste ce qu’il faut pour faire chic. Il en est de même pour Claire, qui se présente cependant comme Française. Ils vivent entre Londres et Paris, me précisent-ils.

Le steward vient nous trouver :

– Le premier officier vous recevra demain matin à neuf heures au deck A, pour vous présenter les consignes de sécurité, nous dit-il.

– Pourquoi pas ce matin ? demande l’homme, qui a l’air pressé.

– Je ne pense pas que le bateau coule avant demain, dis-je.

 

Mon humour n’a pas  l’air de lui plaire. Il se retourne vers le steward en le toisant. Ce dernier  ne se laisse pas émouvoir. Il prend ma plaisanterie au premier degré et  confirme que les risques de naufrage  d’ici demain sont assez faibles. Il ne s’engage pas pour autant sur la suite. Il se tourne vers Andrew et lui précise :

Ce matin nous partons et tout le monde est occupé à la manœuvre. 

 Nous nous quittons et regagnons nos cabines respectives. Je suis deck E, au cinquième étage du château,  ils sont deck F, au sixième,  juste en dessous de la passerelle. A peine rentré, je perçois des mouvements du bateau. Je regarde par le hublot et constate  que le quai  s’éloigne doucement. J’enfile des vêtements chauds et sors sur la coursive pour examiner le spectacle. Chaque niveau du bateau est doté d’une coursive extérieure, en quelque sorte un balcon! A bâbord et à tribord. Il faut descendre au deck D, un étage en dessous du mien, pour que la coursive contourne le château par l’arrière et permette ainsi, par l’extérieur, de passer de bâbord à tribord. Les escaliers extérieurs, pour aller d’un pont à l’autre sont raides et glissants, mieux vaut se tenir à la rambarde pour les emprunter. Le château du navire est blanc, les sols sont d’un vert soutenu. Tout est impeccable ; la peinture est manifestement récente.  

Claire et Andrew ont eu le même réflexe que moi. Je les vois apparaître  à leur étage, au-dessus de moi. Ils me sourient, je les rejoins et nous montons ensemble sur l’aile bâbord  de la passerelle. Cette dernière est ceinte d’une vaste esplanade qui se prolonge, à droite et à gauche, vers la poupe. L’ensemble doit bien faire dans les deux ou trois cent mètres carrés. Sur les côtés, deux ailerons  dominent le bastingage du bateau et je suppose qu’il s’agit de postes d’observation importants pour les manœuvres délicates.

L’un des officiers sort et nous rappelle au règlement intérieur. Durant les manœuvres les passagers n’ont accès ni à la passerelle, ni à ses ailes. D’ailleurs, les passagers n’ont jamais accès à la passerelle. Andrew se met à discuter :

– Nous ne gênons-pas, dit-il.

L’officier ne se lance pas dans une argumentation détaillée.

– Ce sont les ordres du capitaine, dit-il simplement.

Il est clair que c’est plus que suffisant à ses yeux pour obtenir une exécution immédiate. J’ai tendance à ne pas insister et  me dirige vers la descente. Claire et Andrew me suivent en maugréant.

– Nous ne devons pas nous laisser faire, vitupère Andrew.

Je lui rappelle que l’interdiction d’aller sur la passerelle ou ses ailes, durant les manœuvres,  figure en toutes lettres dans le règlement intérieur. Il me répond que, justement, il n’est pas d’accord avec le règlement intérieur. Il a l’intention de le faire  changer.

Redescendus sur la coursive du deck F, nous nous accoudons pour assister au spectacle. A mon arrivée à bord, le bateau était  aligné le long du quai dans un bassin relié à l’Escaut.  Un remorqueur  tire sa proue  pour la pointer vers la sortie. Lorsque le navire est placé perpendiculairement au quai, il commence à avancer  en suivant le remorqueur. Le paysage est  très industriel : des grues, des fumées d’usines de partout, des kilomètres de navires avec des bras de bassins dans tous les sens. C’est le plat pays et on distingue au loin  des fermes d’éoliennes. Il fait gris, il fait froid, mais le spectacle est prenant. Il faudra plusieurs heures avant que nous quittions le fleuve pour nous engager en mer du Nord.

Nous nous séparons et j’entreprends une visite de mon espace vital pour les trente prochains jours. 

J’arrive à la salle de sports, deux étages en dessous de ma cabine. Elle n’est pas très grande, mais correctement équipée : un vélo, un running, des altères et, au centre, une table de ping-pong. Dans une salle contigüe, la  piscine : cinq mètres sur trois. Je me demande combien il me faudrait faire de longueurs pour parcourir mes mille mètres habituels. Le problème ne se pose d’ailleurs pas, puisque la piscine est vide. Attenant à cette dernière, un sauna. Il règne partout une propreté absolue et on sent une odeur de désinfectant flotter dans l’air.

Au deck B, la buanderie est en libre-service. Il y a trois machines à laver et un étendage sur lequel s’abat une soufflerie d’air chaud,  capable de sécher le linge en un rien de temps. Une planche à repasser est disponible. Il est interdit de laver les combinaisons de bord et je comprends qu’une autre machine, ailleurs, est destinée à cet usage.

Au deck A, appelé  Upper Deck, et qui est en fait le niveau du pont principal, un grand bureau, équipé de plusieurs  postes de travail. C’est sur l’un de ces postes que nous avons accès à la messagerie le matin. C’est également  dans ce bureau que j’ai été reçu, lors de mon embarquement sur le navire.   

Nous nous retrouvons à table à midi. Le capitaine est présent. Il est jeune, peut-être trente-cinq ou quarante ans. Il  arbore un physique d’armoire à glace, probablement un mètre quatre-vingt-dix, des biceps comme des troncs d’arbre, mis en valeur par un maillot sans manches.  Blond, les cheveux ras, les yeux bleus délavés, un visage taillé à la serpe, il nous considère pensif.  Il commence par nous souhaiter la bienvenue dans un anglais rocailleux. Il parle comme un espion russe dans un film américain des années Reagan. J’arrive cependant à  le comprendre.

Le déjeuner se déroule dans le même silence que le matin. Je ne vois pas trop comment engager la conversation et  n’essaie même pas. Tout est bouclé  en une demi-heure. Les officiers repartent au travail sans s’attarder à table. Nous restons à quatre : le capitaine, Claire, Andrew et moi. Le capitaine entreprend un recadrage. Il nous parle à tous les trois, mais semble s’adresser particulièrement à Andrew. Il a l’assurance calme de celui qui sait qu’il est le chef, sans contestation possible.                

Il commence par les chaussures et explique que l’hygiène à bord est essentielle. Il faut des chaussures différentes pour marcher à l’extérieur, sur les passerelles, dans les coursives intérieures ou dans les espaces à vivre.

Je ne vois pas de motif particulier de faire opposition. Andrew, qui porte des chaussures marrons impeccablement cirées, fait part de son incompréhension et souligne leur propreté. Le capitaine lève le sourcil gauche. J’apprendrai au fil du temps que c’est chez lui un signe de perplexité intense, qui conduit inéluctablement à un énervement  tout aussi intense. Il reprend son explication sur l’hygiène sur un ton un peu plus fort. Je ne vois pourquoi Andrew tient tant à garder ses  chaussures.

Au deuxième passage, Andrew semble se rendre compte qu’il perd son temps. Le capitaine reprend la liste de tout ce qui est interdit sur le ton de celui qui a autre chose à faire de plus important, ce qui est fort heureusement exact. 

J’interviens sur un  point. Je lui fais valoir que nous laisser la salle de sport seulement à l’heure du déjeuner n’est pas très fair-play. Autant nous dire carrément que nous n’y avons pas droit, ce qui est contraire aux engagements de la compagnie. Il insiste sur le fait que l’équipage a la priorité, mais finit par nous octroyer un droit d’accès de onze  à quinze heures. L’expérience prouvera que seuls quelques marins utilisent la salle de sport. Je pourrai, en fait, l’utiliser à mon gré.  Le capitaine, pour sa part,  s’est fait installer un punching-ball sur la coursive du deck B, sur lequel il tape quotidiennement, en sus de ses exercices avec les  haltères et du sauna.

Andrew lance deux raids, le premier  pour pouvoir circuler librement partout sur le  navire, sans restriction, et  le deuxième pour l’accès à  internet.

Le capitaine commence à prendre une tête vraiment contrariée. Il invoque les directives de la compagnie maritime et les questions d’assurance pour expliquer qu’il ne veut pas d’électron libre à bord. Pour ce qui est d’internet il persiste à dire non et n’a plus vraiment envie de discuter.

Andrew évoque ses relations, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le capitaine se lève à moitié, les bras écartés appuyés sur la table. Il soulève le bras gauche et tend le pouce vers le haut :

– Là-haut, dit-il, c’est Dieu qui commande !

Puis, il  tourne  l’index vers le bas :

– Ici, c’est moi ! C’est clair ?

Pour ponctuer son propos, il referme son poing et l’écrase sur la table. Les couverts, que Steward n’a pas encore desservis, sautent de quatre centimètres.

Steward lui-même, qui se tenait encore à proximité, se volatilise vers la cambuse. 

Sur ces bonnes paroles le capitaine se lève et s’en va. Andrew a changé de couleur.

Je reste songeur en pensant à tous les stages de management que j’ai suivis dans ma carrière et à tout le temps passé à parlementer avec mes collaborateurs. Que de temps perdu ! Me dis-je.

Après s’être, malgré tout, assuré que le capitaine est bien parti, Andrew reprend :

– De toutes les façons, je ferai ce que je voudrai, dit-il, presque en tapant des pieds.

Claire le regarde, mi-amusée, mi-énervée.

En passant devant la cuisine, je remarque un tableau avec écrit en rouge : cette nuit une heure de retard. C’est notre premier changement de fuseau horaire. Au risque de paraître goinfre, je dirais que c’est également une heure de plus entre le dîner à dix-sept heures trente et le petit déjeuner à sept heures trente.

Andrew provoque un fou rire en suggérant que le capitaine a fait exprès de changer l’heure pour lui nuire. On rit tous les trois et une sensation de détente passe dans l’air.

Nous profitons de l’occasion pour faire la connaissance du « Cook » et visiter la cuisine.  « Cook » est également birman et nous verrons par la suite qu’il pratique une cuisine à mi-chemin entre la cuisine allemande et la cuisine birmane, dont le résultat est plutôt bon et paraît assez diététique. La cambuse est une vaste pièce, beaucoup plus grande que  j’imaginais. Elle est placée entre le mess des officiers, à droite du navire et le réfectoire de l’équipage, sur sa gauche. Mis à part l’appellation, il n’y a pas grande différence entre les deux espaces, si ce n’est que le côté  de l’équipage paraît plus gai et animé que le bord des officiers. Ces derniers sont au nombre de huit sur un équipage total de vingt-trois hommes. Les deux espaces à vivre ont la même dimension et sont dans tous les cas largement dimensionnés. 

Pour l’heure, nous faisons connaissance avec le Cook et le steward, qui sont bons amis.  Ils sont  originaires du même village de Birmanie, dont je n’arrive pas à saisir le nom. J’applique à la lettre les conseils du guide du voyage en cargo,  qui incite à nouer de bonnes relations avec le Cook. Le nôtre est plus âgé que le steward; leurs noms birmans sont aussi imprononçables que l’appellation de leur village. Les échanges que nous avons avec eux sont très limités, mais ils semblent   apprécier que nous ayons fait l’effort de les approcher. Claire et Andrew ont toute l’apparence de seigneurs d’un château rendant visite aux communs, ce qui heurte mes sentiments républicains, mais ne paraît pas gêner nos birmans.          

Le soir, par mon hublot, je vois les lumières de la côte défiler. Logiquement ce doit être l’Angleterre. J’utilise le magnétoscope pour me passer un film que j’ai emporté dans mes bagages, un péplum : Noé. Très mauvais choix, c’est un navet comme j’en ai rarement vu, plein de scènes de tempêtes et de flots déchaînés. 

 Je m’endors sans avoir totalement compris la route du navire et sombre dans un sommeil agité de flots tempétueux.  

 

 

 

 

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Chapitre 2 : mercredi 4 février. Premier contact

Je me suis endormi tôt, il est donc logique que je me réveille également tôt. Il est six heures et j’ai une déchirante envie de café. J’apprendrai plus tard qu’on peut descendre au Mess à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit  pour boire ou manger. Pour l’heure je reste dans ma couchette bien chaude et confortable.

Je prends le temps de bien examiner ma cabine. Aussi bonne impression que la veille. A regarder de près, on constate que tout est prévu pour une mer agitée. Les tiroirs ferment avec des aimants et il faut tirer dessus comme un forcené pour les ouvrir. Le fauteuil du bureau n’a pas de roulettes mais des pieds à larges patins. La couchette est calée entre la cloison, côté mer, sous un hublot, et une rambarde haute pour ne pas tomber. Les étagères ont toutes des rebords assez élevés. Je passe un bon moment à relever tous les détails. La table basse est fixée au sol.

Je remarque que le tintamarre du chargement des containers, sur lequel je me suis endormi, a cessé. Il règne le plus grand calme à bord.    

Je m’interroge. L’agence de voyages m’a indiqué que les passagers prennent leurs repas au mess des officiers et qu’une tenue correcte est exigée. J’ai amené un  blazer en faisant l’impasse sur la cravate. Je me dis qu’il doit être possible d’être un peu moins formaliste pour le petit-déjeuner. Je prends ma douche et me rase, ce qui est une vraie violence pour moi, tant que je n’ai pas eu mon premier café de la journée. J’enfile une chemise et un pantalon de ville. J’espère ne pas faire tâche.

Je descends par l’escalier au Deck  C, troisième étage. A droite, au fond, le mess des officiers. Deux grandes pièces avec large vue sur mer : la salle à manger proprement dite, avec deux tables rondes, et un lounge avec fauteuils, canapé, bibliothèque et un petit bar au fond de la pièce. Le tout est bien décoré avec de jolis stores de couleur claire, comme dans ma cabine.

Au passage, j’ai remarqué que tous les corridors sont dotés de rampes pour se tenir. Dans les couloirs blafards, éclairés au néon, on se croirait davantage dans un hôpital que sur un bateau.

Je remarque trois paires de chaussures posées à l’entrée du mess. Je lève les yeux  et  constate que les trois hommes déjà arrivés sont en chaussettes. J’interroge du regard le steward, qui me fait le signe de retirer mes chaussures. Je les pose et j’entre. Le sol est couvert d’une confortable moquette beige d’une propreté impeccable.   

Le steward m’amène à la première table, face aux baies vitrées et  perpendiculairement à la place  du capitaine; mais point de capitaine. Celui qui a fait route depuis Hambourg  a quitté le navire à Anvers ; son remplaçant va arriver. Il sera là juste avant le départ m’indique  le steward. Il me précise que ma place m’est attribuée pour tout le voyage. Il a l’air d’y tenir et je n’ai aucune raison de le contrarier. Je dis « yes » et il a l’air de comprendre ; je progresse. 

La salle est presque vide. Juste les trois hommes en tenue totalement décontractée. Je suppose qu’ils  sont  officiers, parce que nous sommes dans le mess des officiers, sinon rien ne l’indique.  Je me sens déplacé avec mon pantalon au pli impeccable et  ma chemise blanche. L’un des trois hommes, celui qui est en face de moi, est manifestement européen. J’apprendrai plus tard qu’il est ukrainien. Les deux autres, à l’autre table,  paraissent pakistanais ou indiens. Je pense qu’ils le sont parce que j’ai lu que le gros des équipages de la marine marchande est constitué de pakistanais. Erreur, ce sont des birmans, comme le steward.

Personne ne prononce un  mot. Le steward m’amène  des tartines ressemblant furieusement  à des croque-monsieur, identiques à celles  qui ont été servies à l’ukrainien. Les deux autres semblent avoir un régime alimentaire spécial avec un grand plat de riz et une sorte de rata difficile à identifier. Sur une desserte, on trouve tout ce qu’on peut souhaiter: pain, jambon, fromage, confiture, café, lait, jus d’orange, petits gâteaux. Je me sers généreusement en café, en tartines de pain et en confiture. Personne n’engage la conversation et, dans ces cas- là, j’ai pour politique  de ne pas forcer les évènements.

Un quart d’heure en retard, arrivent les deux autres passagers. La femme est blonde aux cheveux courts très bien coupés. Elle est  élégante, quasiment en tailleur, dans des couleurs automnales. L’homme a un ensemble pantalon blazer  dans les mêmes tons et un foulard  noué autour du cou. Il est plutôt grand, mince, presque maigre,  un visage très sec, les yeux enfoncés. En entrant dans le mess, ils ont un petit recul de surprise, vite maîtrisé. Ils devaient  s’attendre à une fréquentation plus chic. 

J’ai la bouche pleine de ma tartine de confiture et je me concentre pour ne pas salir la nappe impeccable. Ils s’assoient et attendent d’être servis. Le steward leur amène leurs croque-monsieurs et leur indique la desserte où ils peuvent se servir en café, thé, confiture ou tout ce qu’ils veulent. Ils ont l’air surpris, manifestement habitués à un service moins sommaire. La femme se plie au jeu et va se servir. L’homme ne bouge pas. Elle finit par lui amener son café avec un petit geste d’énervement.  Les trois officiers, qui ont fini leur petit-déjeuner, disparaissent sans mot dire. Nous nous retrouvons trois à table.

Mes deux voisins  finissent par s’apercevoir que j’existe. De mon côté, j’ai fini ma tartine et je suis plus disponible pour les mondanités.

Ils sont manifestement plus jeunes que moi. Je dirais dans la quarantaine ; elle un peu moins, lui un peu plus. Je suis surpris, ce genre de voyage au long cours est plutôt fréquenté par des retraités, qui ont du temps comme moi, ou des jeunes, qui n’ont pas encore commencé à travailler. Peut-être sont-ils rentiers ? En regardant mieux, je remarque sur la femme  un raz-du-cou en perles fines, un bracelet torsadé bleu et or, des boucles d’oreilles et une montre d’une élégance raffinée. Rien de tape à l’œil, du vrai chic.

Comme je suis seul, ils n’ont pas le choix des interlocuteurs.

– Vous êtes l’autre passager, je présume, me demande l’homme.

– J’acquiesce et  me présente. 

– Claire et Andrew Petersen, me répond l’homme.

Nous échangeons des sourires convenus. Nous allons prendre trois repas par jour ensemble pendant un mois, autant que ça se passe bien. Andrew a un très léger accent british, juste ce qu’il faut pour faire chic. Il en est de même pour Claire, qui se présente cependant comme Française. Ils vivent entre Londres et Paris, me précisent-ils.

Le steward vient nous trouver :

– Le premier officier vous recevra demain matin à neuf heures au deck A, pour vous présenter les consignes de sécurité, nous dit-il.

– Pourquoi pas ce matin ? demande l’homme, qui a l’air pressé.

– Je ne pense pas que le bateau coule avant demain, dis-je.

 

Mon humour n’a pas  l’air de lui plaire. Il se retourne vers le steward en le toisant. Ce dernier  ne se laisse pas émouvoir. Il prend ma plaisanterie au premier degré et  confirme que les risques de naufrage  d’ici demain sont assez faibles. Il ne s’engage pas pour autant sur la suite. Il se tourne vers Andrew et lui précise :

Ce matin nous partons et tout le monde est occupé à la manœuvre. 

 Nous nous quittons et regagnons nos cabines respectives. Je suis deck E, au cinquième étage du château,  ils sont deck F, au sixième,  juste en dessous de la passerelle. A peine rentré, je perçois des mouvements du bateau. Je regarde par le hublot et constate  que le quai  s’éloigne doucement. J’enfile des vêtements chauds et sors sur la coursive pour examiner le spectacle. Chaque niveau du bateau est doté d’une coursive extérieure, en quelque sorte un balcon! A bâbord et à tribord. Il faut descendre au deck D, un étage en dessous du mien, pour que la coursive contourne le château par l’arrière et permette ainsi, par l’extérieur, de passer de bâbord à tribord. Les escaliers extérieurs, pour aller d’un pont à l’autre sont raides et glissants, mieux vaut se tenir à la rambarde pour les emprunter. Le château du navire est blanc, les sols sont d’un vert soutenu. Tout est impeccable ; la peinture est manifestement récente.  

Claire et Andrew ont eu le même réflexe que moi. Je les vois apparaître  à leur étage, au-dessus de moi. Ils me sourient, je les rejoins et nous montons ensemble sur l’aile bâbord  de la passerelle. Cette dernière est ceinte d’une vaste esplanade qui se prolonge, à droite et à gauche, vers la poupe. L’ensemble doit bien faire dans les deux ou trois cent mètres carrés. Sur les côtés, deux ailerons  dominent le bastingage du bateau et je suppose qu’il s’agit de postes d’observation importants pour les manœuvres délicates.

L’un des officiers sort et nous rappelle au règlement intérieur. Durant les manœuvres les passagers n’ont accès ni à la passerelle, ni à ses ailes. D’ailleurs, les passagers n’ont jamais accès à la passerelle. Andrew se met à discuter :

– Nous ne gênons-pas, dit-il.

L’officier ne se lance pas dans une argumentation détaillée.

– Ce sont les ordres du capitaine, dit-il simplement.

Il est clair que c’est plus que suffisant à ses yeux pour obtenir une exécution immédiate. J’ai tendance à ne pas insister et  me dirige vers la descente. Claire et Andrew me suivent en maugréant.

– Nous ne devons pas nous laisser faire, vitupère Andrew.

Je lui rappelle que l’interdiction d’aller sur la passerelle ou ses ailes, durant les manœuvres,  figure en toutes lettres dans le règlement intérieur. Il me répond que, justement, il n’est pas d’accord avec le règlement intérieur. Il a l’intention de le faire  changer.

Redescendus sur la coursive du deck F, nous nous accoudons pour assister au spectacle. A mon arrivée à bord, le bateau était  aligné le long du quai dans un bassin relié à l’Escaut.  Un remorqueur  tire sa proue  pour la pointer vers la sortie. Lorsque le navire est placé perpendiculairement au quai, il commence à avancer  en suivant le remorqueur. Le paysage est  très industriel : des grues, des fumées d’usines de partout, des kilomètres de navires avec des bras de bassins dans tous les sens. C’est le plat pays et on distingue au loin  des fermes d’éoliennes. Il fait gris, il fait froid, mais le spectacle est prenant. Il faudra plusieurs heures avant que nous quittions le fleuve pour nous engager en mer du Nord.

Nous nous séparons et j’entreprends une visite de mon espace vital pour les trente prochains jours. 

J’arrive à la salle de sports, deux étages en dessous de ma cabine. Elle n’est pas très grande, mais correctement équipée : un vélo, un running, des altères et, au centre, une table de ping-pong. Dans une salle contigüe, la  piscine : cinq mètres sur trois. Je me demande combien il me faudrait faire de longueurs pour parcourir mes mille mètres habituels. Le problème ne se pose d’ailleurs pas, puisque la piscine est vide. Attenant à cette dernière, un sauna. Il règne partout une propreté absolue et on sent une odeur de désinfectant flotter dans l’air.

Au deck B, la buanderie est en libre-service. Il y a trois machines à laver et un étendage sur lequel s’abat une soufflerie d’air chaud,  capable de sécher le linge en un rien de temps. Une planche à repasser est disponible. Il est interdit de laver les combinaisons de bord et je comprends qu’une autre machine, ailleurs, est destinée à cet usage.

Au deck A, appelé  Upper Deck, et qui est en fait le niveau du pont principal, un grand bureau, équipé de plusieurs  postes de travail. C’est sur l’un de ces postes que nous avons accès à la messagerie le matin. C’est également  dans ce bureau que j’ai été reçu, lors de mon embarquement sur le navire.   

Nous nous retrouvons à table à midi. Le capitaine est présent. Il est jeune, peut-être trente-cinq ou quarante ans. Il  arbore un physique d’armoire à glace, probablement un mètre quatre-vingt-dix, des biceps comme des troncs d’arbre, mis en valeur par un maillot sans manches.  Blond, les cheveux ras, les yeux bleus délavés, un visage taillé à la serpe, il nous considère pensif.  Il commence par nous souhaiter la bienvenue dans un anglais rocailleux. Il parle comme un espion russe dans un film américain des années Reagan. J’arrive cependant à  le comprendre.

Le déjeuner se déroule dans le même silence que le matin. Je ne vois pas trop comment engager la conversation et  n’essaie même pas. Tout est bouclé  en une demi-heure. Les officiers repartent au travail sans s’attarder à table. Nous restons à quatre : le capitaine, Claire, Andrew et moi. Le capitaine entreprend un recadrage. Il nous parle à tous les trois, mais semble s’adresser particulièrement à Andrew. Il a l’assurance calme de celui qui sait qu’il est le chef, sans contestation possible.                

Il commence par les chaussures et explique que l’hygiène à bord est essentielle. Il faut des chaussures différentes pour marcher à l’extérieur, sur les passerelles, dans les coursives intérieures ou dans les espaces à vivre.

Je ne vois pas de motif particulier de faire opposition. Andrew, qui porte des chaussures marrons impeccablement cirées, fait part de son incompréhension et souligne leur propreté. Le capitaine lève le sourcil gauche. J’apprendrai au fil du temps que c’est chez lui un signe de perplexité intense, qui conduit inéluctablement à un énervement  tout aussi intense. Il reprend son explication sur l’hygiène sur un ton un peu plus fort. Je ne vois pourquoi Andrew tient tant à garder ses  chaussures.

Au deuxième passage, Andrew semble se rendre compte qu’il perd son temps. Le capitaine reprend la liste de tout ce qui est interdit sur le ton de celui qui a autre chose à faire de plus important, ce qui est fort heureusement exact. 

J’interviens sur un  point. Je lui fais valoir que nous laisser la salle de sport seulement à l’heure du déjeuner n’est pas très fair-play. Autant nous dire carrément que nous n’y avons pas droit, ce qui est contraire aux engagements de la compagnie. Il insiste sur le fait que l’équipage a la priorité, mais finit par nous octroyer un droit d’accès de onze  à quinze heures. L’expérience prouvera que seuls quelques marins utilisent la salle de sport. Je pourrai, en fait, l’utiliser à mon gré.  Le capitaine, pour sa part,  s’est fait installer un punching-ball sur la coursive du deck B, sur lequel il tape quotidiennement, en sus de ses exercices avec les  haltères et du sauna.

Andrew lance deux raids, le premier  pour pouvoir circuler librement partout sur le  navire, sans restriction, et  le deuxième pour l’accès à  internet.

Le capitaine commence à prendre une tête vraiment contrariée. Il invoque les directives de la compagnie maritime et les questions d’assurance pour expliquer qu’il ne veut pas d’électron libre à bord. Pour ce qui est d’internet il persiste à dire non et n’a plus vraiment envie de discuter.

Andrew évoque ses relations, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le capitaine se lève à moitié, les bras écartés appuyés sur la table. Il soulève le bras gauche et tend le pouce vers le haut :

– Là-haut, dit-il, c’est Dieu qui commande !

Puis, il  tourne  l’index vers le bas :

– Ici, c’est moi ! C’est clair ?

Pour ponctuer son propos, il referme son poing et l’écrase sur la table. Les couverts, que Steward n’a pas encore desservis, sautent de quatre centimètres.

Steward lui-même, qui se tenait encore à proximité, se volatilise vers la cambuse. 

Sur ces bonnes paroles le capitaine se lève et s’en va. Andrew a changé de couleur.

Je reste songeur en pensant à tous les stages de management que j’ai suivis dans ma carrière et à tout le temps passé à parlementer avec mes collaborateurs. Que de temps perdu ! Me dis-je.

Après s’être, malgré tout, assuré que le capitaine est bien parti, Andrew reprend :

– De toutes les façons, je ferai ce que je voudrai, dit-il, presque en tapant des pieds.

Claire le regarde, mi-amusée, mi-énervée.

En passant devant la cuisine, je remarque un tableau avec écrit en rouge : cette nuit une heure de retard. C’est notre premier changement de fuseau horaire. Au risque de paraître goinfre, je dirais que c’est également une heure de plus entre le dîner à dix-sept heures trente et le petit déjeuner à sept heures trente.

Andrew provoque un fou rire en suggérant que le capitaine a fait exprès de changer l’heure pour lui nuire. On rit tous les trois et une sensation de détente passe dans l’air.

Nous profitons de l’occasion pour faire la connaissance du « Cook » et visiter la cuisine.  « Cook » est également birman et nous verrons par la suite qu’il pratique une cuisine à mi-chemin entre la cuisine allemande et la cuisine birmane, dont le résultat est plutôt bon et paraît assez diététique. La cambuse est une vaste pièce, beaucoup plus grande que  j’imaginais. Elle est placée entre le mess des officiers, à droite du navire et le réfectoire de l’équipage, sur sa gauche. Mis à part l’appellation, il n’y a pas grande différence entre les deux espaces, si ce n’est que le côté  de l’équipage paraît plus gai et animé que le bord des officiers. Ces derniers sont au nombre de huit sur un équipage total de vingt-trois hommes. Les deux espaces à vivre ont la même dimension et sont dans tous les cas largement dimensionnés. 

Pour l’heure, nous faisons connaissance avec le Cook et le steward, qui sont bons amis.  Ils sont  originaires du même village de Birmanie, dont je n’arrive pas à saisir le nom. J’applique à la lettre les conseils du guide du voyage en cargo,  qui incite à nouer de bonnes relations avec le Cook. Le nôtre est plus âgé que le steward; leurs noms birmans sont aussi imprononçables que l’appellation de leur village. Les échanges que nous avons avec eux sont très limités, mais ils semblent   apprécier que nous ayons fait l’effort de les approcher. Claire et Andrew ont toute l’apparence de seigneurs d’un château rendant visite aux communs, ce qui heurte mes sentiments républicains, mais ne paraît pas gêner nos birmans.          

Le soir, par mon hublot, je vois les lumières de la côte défiler. Logiquement ce doit être l’Angleterre. J’utilise le magnétoscope pour me passer un film que j’ai emporté dans mes bagages, un péplum : Noé. Très mauvais choix, c’est un navet comme j’en ai rarement vu, plein de scènes de tempêtes et de flots déchaînés. 

 Je m’endors sans avoir totalement compris la route du navire et sombre dans un sommeil agité de flots tempétueux.  

 

 

 

 

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Chapitre 2 : mercredi 4 février. Premier contact

Je me suis endormi tôt, il est donc logique que je me réveille également tôt. Il est six heures et j’ai une déchirante envie de café. J’apprendrai plus tard qu’on peut descendre au Mess à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit  pour boire ou manger. Pour l’heure je reste dans ma couchette bien chaude et confortable.

Je prends le temps de bien examiner ma cabine. Aussi bonne impression que la veille. A regarder de près, on constate que tout est prévu pour une mer agitée. Les tiroirs ferment avec des aimants et il faut tirer dessus comme un forcené pour les ouvrir. Le fauteuil du bureau n’a pas de roulettes mais des pieds à larges patins. La couchette est calée entre la cloison, côté mer, sous un hublot, et une rambarde haute pour ne pas tomber. Les étagères ont toutes des rebords assez élevés. Je passe un bon moment à relever tous les détails. La table basse est fixée au sol.

Je remarque que le tintamarre du chargement des containers, sur lequel je me suis endormi, a cessé. Il règne le plus grand calme à bord.    

Je m’interroge. L’agence de voyages m’a indiqué que les passagers prennent leurs repas au mess des officiers et qu’une tenue correcte est exigée. J’ai amené un  blazer en faisant l’impasse sur la cravate. Je me dis qu’il doit être possible d’être un peu moins formaliste pour le petit-déjeuner. Je prends ma douche et me rase, ce qui est une vraie violence pour moi, tant que je n’ai pas eu mon premier café de la journée. J’enfile une chemise et un pantalon de ville. J’espère ne pas faire tâche.

Je descends par l’escalier au Deck  C, troisième étage. A droite, au fond, le mess des officiers. Deux grandes pièces avec large vue sur mer : la salle à manger proprement dite, avec deux tables rondes, et un lounge avec fauteuils, canapé, bibliothèque et un petit bar au fond de la pièce. Le tout est bien décoré avec de jolis stores de couleur claire, comme dans ma cabine.

Au passage, j’ai remarqué que tous les corridors sont dotés de rampes pour se tenir. Dans les couloirs blafards, éclairés au néon, on se croirait davantage dans un hôpital que sur un bateau.

Je remarque trois paires de chaussures posées à l’entrée du mess. Je lève les yeux  et  constate que les trois hommes déjà arrivés sont en chaussettes. J’interroge du regard le steward, qui me fait le signe de retirer mes chaussures. Je les pose et j’entre. Le sol est couvert d’une confortable moquette beige d’une propreté impeccable.   

Le steward m’amène à la première table, face aux baies vitrées et  perpendiculairement à la place  du capitaine; mais point de capitaine. Celui qui a fait route depuis Hambourg  a quitté le navire à Anvers ; son remplaçant va arriver. Il sera là juste avant le départ m’indique  le steward. Il me précise que ma place m’est attribuée pour tout le voyage. Il a l’air d’y tenir et je n’ai aucune raison de le contrarier. Je dis « yes » et il a l’air de comprendre ; je progresse. 

La salle est presque vide. Juste les trois hommes en tenue totalement décontractée. Je suppose qu’ils  sont  officiers, parce que nous sommes dans le mess des officiers, sinon rien ne l’indique.  Je me sens déplacé avec mon pantalon au pli impeccable et  ma chemise blanche. L’un des trois hommes, celui qui est en face de moi, est manifestement européen. J’apprendrai plus tard qu’il est ukrainien. Les deux autres, à l’autre table,  paraissent pakistanais ou indiens. Je pense qu’ils le sont parce que j’ai lu que le gros des équipages de la marine marchande est constitué de pakistanais. Erreur, ce sont des birmans, comme le steward.

Personne ne prononce un  mot. Le steward m’amène  des tartines ressemblant furieusement  à des croque-monsieur, identiques à celles  qui ont été servies à l’ukrainien. Les deux autres semblent avoir un régime alimentaire spécial avec un grand plat de riz et une sorte de rata difficile à identifier. Sur une desserte, on trouve tout ce qu’on peut souhaiter: pain, jambon, fromage, confiture, café, lait, jus d’orange, petits gâteaux. Je me sers généreusement en café, en tartines de pain et en confiture. Personne n’engage la conversation et, dans ces cas- là, j’ai pour politique  de ne pas forcer les évènements.

Un quart d’heure en retard, arrivent les deux autres passagers. La femme est blonde aux cheveux courts très bien coupés. Elle est  élégante, quasiment en tailleur, dans des couleurs automnales. L’homme a un ensemble pantalon blazer  dans les mêmes tons et un foulard  noué autour du cou. Il est plutôt grand, mince, presque maigre,  un visage très sec, les yeux enfoncés. En entrant dans le mess, ils ont un petit recul de surprise, vite maîtrisé. Ils devaient  s’attendre à une fréquentation plus chic. 

J’ai la bouche pleine de ma tartine de confiture et je me concentre pour ne pas salir la nappe impeccable. Ils s’assoient et attendent d’être servis. Le steward leur amène leurs croque-monsieurs et leur indique la desserte où ils peuvent se servir en café, thé, confiture ou tout ce qu’ils veulent. Ils ont l’air surpris, manifestement habitués à un service moins sommaire. La femme se plie au jeu et va se servir. L’homme ne bouge pas. Elle finit par lui amener son café avec un petit geste d’énervement.  Les trois officiers, qui ont fini leur petit-déjeuner, disparaissent sans mot dire. Nous nous retrouvons trois à table.

Mes deux voisins  finissent par s’apercevoir que j’existe. De mon côté, j’ai fini ma tartine et je suis plus disponible pour les mondanités.

Ils sont manifestement plus jeunes que moi. Je dirais dans la quarantaine ; elle un peu moins, lui un peu plus. Je suis surpris, ce genre de voyage au long cours est plutôt fréquenté par des retraités, qui ont du temps comme moi, ou des jeunes, qui n’ont pas encore commencé à travailler. Peut-être sont-ils rentiers ? En regardant mieux, je remarque sur la femme  un raz-du-cou en perles fines, un bracelet torsadé bleu et or, des boucles d’oreilles et une montre d’une élégance raffinée. Rien de tape à l’œil, du vrai chic.

Comme je suis seul, ils n’ont pas le choix des interlocuteurs.

– Vous êtes l’autre passager, je présume, me demande l’homme.

– J’acquiesce et  me présente. 

– Claire et Andrew Petersen, me répond l’homme.

Nous échangeons des sourires convenus. Nous allons prendre trois repas par jour ensemble pendant un mois, autant que ça se passe bien. Andrew a un très léger accent british, juste ce qu’il faut pour faire chic. Il en est de même pour Claire, qui se présente cependant comme Française. Ils vivent entre Londres et Paris, me précisent-ils.

Le steward vient nous trouver :

– Le premier officier vous recevra demain matin à neuf heures au deck A, pour vous présenter les consignes de sécurité, nous dit-il.

– Pourquoi pas ce matin ? demande l’homme, qui a l’air pressé.

– Je ne pense pas que le bateau coule avant demain, dis-je.

 

Mon humour n’a pas  l’air de lui plaire. Il se retourne vers le steward en le toisant. Ce dernier  ne se laisse pas émouvoir. Il prend ma plaisanterie au premier degré et  confirme que les risques de naufrage  d’ici demain sont assez faibles. Il ne s’engage pas pour autant sur la suite. Il se tourne vers Andrew et lui précise :

Ce matin nous partons et tout le monde est occupé à la manœuvre. 

 Nous nous quittons et regagnons nos cabines respectives. Je suis deck E, au cinquième étage du château,  ils sont deck F, au sixième,  juste en dessous de la passerelle. A peine rentré, je perçois des mouvements du bateau. Je regarde par le hublot et constate  que le quai  s’éloigne doucement. J’enfile des vêtements chauds et sors sur la coursive pour examiner le spectacle. Chaque niveau du bateau est doté d’une coursive extérieure, en quelque sorte un balcon! A bâbord et à tribord. Il faut descendre au deck D, un étage en dessous du mien, pour que la coursive contourne le château par l’arrière et permette ainsi, par l’extérieur, de passer de bâbord à tribord. Les escaliers extérieurs, pour aller d’un pont à l’autre sont raides et glissants, mieux vaut se tenir à la rambarde pour les emprunter. Le château du navire est blanc, les sols sont d’un vert soutenu. Tout est impeccable ; la peinture est manifestement récente.  

Claire et Andrew ont eu le même réflexe que moi. Je les vois apparaître  à leur étage, au-dessus de moi. Ils me sourient, je les rejoins et nous montons ensemble sur l’aile bâbord  de la passerelle. Cette dernière est ceinte d’une vaste esplanade qui se prolonge, à droite et à gauche, vers la poupe. L’ensemble doit bien faire dans les deux ou trois cent mètres carrés. Sur les côtés, deux ailerons  dominent le bastingage du bateau et je suppose qu’il s’agit de postes d’observation importants pour les manœuvres délicates.

L’un des officiers sort et nous rappelle au règlement intérieur. Durant les manœuvres les passagers n’ont accès ni à la passerelle, ni à ses ailes. D’ailleurs, les passagers n’ont jamais accès à la passerelle. Andrew se met à discuter :

– Nous ne gênons-pas, dit-il.

L’officier ne se lance pas dans une argumentation détaillée.

– Ce sont les ordres du capitaine, dit-il simplement.

Il est clair que c’est plus que suffisant à ses yeux pour obtenir une exécution immédiate. J’ai tendance à ne pas insister et  me dirige vers la descente. Claire et Andrew me suivent en maugréant.

– Nous ne devons pas nous laisser faire, vitupère Andrew.

Je lui rappelle que l’interdiction d’aller sur la passerelle ou ses ailes, durant les manœuvres,  figure en toutes lettres dans le règlement intérieur. Il me répond que, justement, il n’est pas d’accord avec le règlement intérieur. Il a l’intention de le faire  changer.

Redescendus sur la coursive du deck F, nous nous accoudons pour assister au spectacle. A mon arrivée à bord, le bateau était  aligné le long du quai dans un bassin relié à l’Escaut.  Un remorqueur  tire sa proue  pour la pointer vers la sortie. Lorsque le navire est placé perpendiculairement au quai, il commence à avancer  en suivant le remorqueur. Le paysage est  très industriel : des grues, des fumées d’usines de partout, des kilomètres de navires avec des bras de bassins dans tous les sens. C’est le plat pays et on distingue au loin  des fermes d’éoliennes. Il fait gris, il fait froid, mais le spectacle est prenant. Il faudra plusieurs heures avant que nous quittions le fleuve pour nous engager en mer du Nord.

Nous nous séparons et j’entreprends une visite de mon espace vital pour les trente prochains jours. 

J’arrive à la salle de sports, deux étages en dessous de ma cabine. Elle n’est pas très grande, mais correctement équipée : un vélo, un running, des altères et, au centre, une table de ping-pong. Dans une salle contigüe, la  piscine : cinq mètres sur trois. Je me demande combien il me faudrait faire de longueurs pour parcourir mes mille mètres habituels. Le problème ne se pose d’ailleurs pas, puisque la piscine est vide. Attenant à cette dernière, un sauna. Il règne partout une propreté absolue et on sent une odeur de désinfectant flotter dans l’air.

Au deck B, la buanderie est en libre-service. Il y a trois machines à laver et un étendage sur lequel s’abat une soufflerie d’air chaud,  capable de sécher le linge en un rien de temps. Une planche à repasser est disponible. Il est interdit de laver les combinaisons de bord et je comprends qu’une autre machine, ailleurs, est destinée à cet usage.

Au deck A, appelé  Upper Deck, et qui est en fait le niveau du pont principal, un grand bureau, équipé de plusieurs  postes de travail. C’est sur l’un de ces postes que nous avons accès à la messagerie le matin. C’est également  dans ce bureau que j’ai été reçu, lors de mon embarquement sur le navire.   

Nous nous retrouvons à table à midi. Le capitaine est présent. Il est jeune, peut-être trente-cinq ou quarante ans. Il  arbore un physique d’armoire à glace, probablement un mètre quatre-vingt-dix, des biceps comme des troncs d’arbre, mis en valeur par un maillot sans manches.  Blond, les cheveux ras, les yeux bleus délavés, un visage taillé à la serpe, il nous considère pensif.  Il commence par nous souhaiter la bienvenue dans un anglais rocailleux. Il parle comme un espion russe dans un film américain des années Reagan. J’arrive cependant à  le comprendre.

Le déjeuner se déroule dans le même silence que le matin. Je ne vois pas trop comment engager la conversation et  n’essaie même pas. Tout est bouclé  en une demi-heure. Les officiers repartent au travail sans s’attarder à table. Nous restons à quatre : le capitaine, Claire, Andrew et moi. Le capitaine entreprend un recadrage. Il nous parle à tous les trois, mais semble s’adresser particulièrement à Andrew. Il a l’assurance calme de celui qui sait qu’il est le chef, sans contestation possible.                

Il commence par les chaussures et explique que l’hygiène à bord est essentielle. Il faut des chaussures différentes pour marcher à l’extérieur, sur les passerelles, dans les coursives intérieures ou dans les espaces à vivre.

Je ne vois pas de motif particulier de faire opposition. Andrew, qui porte des chaussures marrons impeccablement cirées, fait part de son incompréhension et souligne leur propreté. Le capitaine lève le sourcil gauche. J’apprendrai au fil du temps que c’est chez lui un signe de perplexité intense, qui conduit inéluctablement à un énervement  tout aussi intense. Il reprend son explication sur l’hygiène sur un ton un peu plus fort. Je ne vois pourquoi Andrew tient tant à garder ses  chaussures.

Au deuxième passage, Andrew semble se rendre compte qu’il perd son temps. Le capitaine reprend la liste de tout ce qui est interdit sur le ton de celui qui a autre chose à faire de plus important, ce qui est fort heureusement exact. 

J’interviens sur un  point. Je lui fais valoir que nous laisser la salle de sport seulement à l’heure du déjeuner n’est pas très fair-play. Autant nous dire carrément que nous n’y avons pas droit, ce qui est contraire aux engagements de la compagnie. Il insiste sur le fait que l’équipage a la priorité, mais finit par nous octroyer un droit d’accès de onze  à quinze heures. L’expérience prouvera que seuls quelques marins utilisent la salle de sport. Je pourrai, en fait, l’utiliser à mon gré.  Le capitaine, pour sa part,  s’est fait installer un punching-ball sur la coursive du deck B, sur lequel il tape quotidiennement, en sus de ses exercices avec les  haltères et du sauna.

Andrew lance deux raids, le premier  pour pouvoir circuler librement partout sur le  navire, sans restriction, et  le deuxième pour l’accès à  internet.

Le capitaine commence à prendre une tête vraiment contrariée. Il invoque les directives de la compagnie maritime et les questions d’assurance pour expliquer qu’il ne veut pas d’électron libre à bord. Pour ce qui est d’internet il persiste à dire non et n’a plus vraiment envie de discuter.

Andrew évoque ses relations, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le capitaine se lève à moitié, les bras écartés appuyés sur la table. Il soulève le bras gauche et tend le pouce vers le haut :

– Là-haut, dit-il, c’est Dieu qui commande !

Puis, il  tourne  l’index vers le bas :

– Ici, c’est moi ! C’est clair ?

Pour ponctuer son propos, il referme son poing et l’écrase sur la table. Les couverts, que Steward n’a pas encore desservis, sautent de quatre centimètres.

Steward lui-même, qui se tenait encore à proximité, se volatilise vers la cambuse. 

Sur ces bonnes paroles le capitaine se lève et s’en va. Andrew a changé de couleur.

Je reste songeur en pensant à tous les stages de management que j’ai suivis dans ma carrière et à tout le temps passé à parlementer avec mes collaborateurs. Que de temps perdu ! Me dis-je.

Après s’être, malgré tout, assuré que le capitaine est bien parti, Andrew reprend :

– De toutes les façons, je ferai ce que je voudrai, dit-il, presque en tapant des pieds.

Claire le regarde, mi-amusée, mi-énervée.

En passant devant la cuisine, je remarque un tableau avec écrit en rouge : cette nuit une heure de retard. C’est notre premier changement de fuseau horaire. Au risque de paraître goinfre, je dirais que c’est également une heure de plus entre le dîner à dix-sept heures trente et le petit déjeuner à sept heures trente.

Andrew provoque un fou rire en suggérant que le capitaine a fait exprès de changer l’heure pour lui nuire. On rit tous les trois et une sensation de détente passe dans l’air.

Nous profitons de l’occasion pour faire la connaissance du « Cook » et visiter la cuisine.  « Cook » est également birman et nous verrons par la suite qu’il pratique une cuisine à mi-chemin entre la cuisine allemande et la cuisine birmane, dont le résultat est plutôt bon et paraît assez diététique. La cambuse est une vaste pièce, beaucoup plus grande que  j’imaginais. Elle est placée entre le mess des officiers, à droite du navire et le réfectoire de l’équipage, sur sa gauche. Mis à part l’appellation, il n’y a pas grande différence entre les deux espaces, si ce n’est que le côté  de l’équipage paraît plus gai et animé que le bord des officiers. Ces derniers sont au nombre de huit sur un équipage total de vingt-trois hommes. Les deux espaces à vivre ont la même dimension et sont dans tous les cas largement dimensionnés. 

Pour l’heure, nous faisons connaissance avec le Cook et le steward, qui sont bons amis.  Ils sont  originaires du même village de Birmanie, dont je n’arrive pas à saisir le nom. J’applique à la lettre les conseils du guide du voyage en cargo,  qui incite à nouer de bonnes relations avec le Cook. Le nôtre est plus âgé que le steward; leurs noms birmans sont aussi imprononçables que l’appellation de leur village. Les échanges que nous avons avec eux sont très limités, mais ils semblent   apprécier que nous ayons fait l’effort de les approcher. Claire et Andrew ont toute l’apparence de seigneurs d’un château rendant visite aux communs, ce qui heurte mes sentiments républicains, mais ne paraît pas gêner nos birmans.          

Le soir, par mon hublot, je vois les lumières de la côte défiler. Logiquement ce doit être l’Angleterre. J’utilise le magnétoscope pour me passer un film que j’ai emporté dans mes bagages, un péplum : Noé. Très mauvais choix, c’est un navet comme j’en ai rarement vu, plein de scènes de tempêtes et de flots déchaînés. 

 Je m’endors sans avoir totalement compris la route du navire et sombre dans un sommeil agité de flots tempétueux.  

 

 

 

 

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Chapitre 2 : mercredi 4 février. Premier contact

Je me suis endormi tôt, il est donc logique que je me réveille également tôt. Il est six heures et j’ai une déchirante envie de café. J’apprendrai plus tard qu’on peut descendre au Mess à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit  pour boire ou manger. Pour l’heure je reste dans ma couchette bien chaude et confortable.

Je prends le temps de bien examiner ma cabine. Aussi bonne impression que la veille. A regarder de près, on constate que tout est prévu pour une mer agitée. Les tiroirs ferment avec des aimants et il faut tirer dessus comme un forcené pour les ouvrir. Le fauteuil du bureau n’a pas de roulettes mais des pieds à larges patins. La couchette est calée entre la cloison, côté mer, sous un hublot, et une rambarde haute pour ne pas tomber. Les étagères ont toutes des rebords assez élevés. Je passe un bon moment à relever tous les détails. La table basse est fixée au sol.

Je remarque que le tintamarre du chargement des containers, sur lequel je me suis endormi, a cessé. Il règne le plus grand calme à bord.    

Je m’interroge. L’agence de voyages m’a indiqué que les passagers prennent leurs repas au mess des officiers et qu’une tenue correcte est exigée. J’ai amené un  blazer en faisant l’impasse sur la cravate. Je me dis qu’il doit être possible d’être un peu moins formaliste pour le petit-déjeuner. Je prends ma douche et me rase, ce qui est une vraie violence pour moi, tant que je n’ai pas eu mon premier café de la journée. J’enfile une chemise et un pantalon de ville. J’espère ne pas faire tâche.

Je descends par l’escalier au Deck  C, troisième étage. A droite, au fond, le mess des officiers. Deux grandes pièces avec large vue sur mer : la salle à manger proprement dite, avec deux tables rondes, et un lounge avec fauteuils, canapé, bibliothèque et un petit bar au fond de la pièce. Le tout est bien décoré avec de jolis stores de couleur claire, comme dans ma cabine.

Au passage, j’ai remarqué que tous les corridors sont dotés de rampes pour se tenir. Dans les couloirs blafards, éclairés au néon, on se croirait davantage dans un hôpital que sur un bateau.

Je remarque trois paires de chaussures posées à l’entrée du mess. Je lève les yeux  et  constate que les trois hommes déjà arrivés sont en chaussettes. J’interroge du regard le steward, qui me fait le signe de retirer mes chaussures. Je les pose et j’entre. Le sol est couvert d’une confortable moquette beige d’une propreté impeccable.   

Le steward m’amène à la première table, face aux baies vitrées et  perpendiculairement à la place  du capitaine; mais point de capitaine. Celui qui a fait route depuis Hambourg  a quitté le navire à Anvers ; son remplaçant va arriver. Il sera là juste avant le départ m’indique  le steward. Il me précise que ma place m’est attribuée pour tout le voyage. Il a l’air d’y tenir et je n’ai aucune raison de le contrarier. Je dis « yes » et il a l’air de comprendre ; je progresse. 

La salle est presque vide. Juste les trois hommes en tenue totalement décontractée. Je suppose qu’ils  sont  officiers, parce que nous sommes dans le mess des officiers, sinon rien ne l’indique.  Je me sens déplacé avec mon pantalon au pli impeccable et  ma chemise blanche. L’un des trois hommes, celui qui est en face de moi, est manifestement européen. J’apprendrai plus tard qu’il est ukrainien. Les deux autres, à l’autre table,  paraissent pakistanais ou indiens. Je pense qu’ils le sont parce que j’ai lu que le gros des équipages de la marine marchande est constitué de pakistanais. Erreur, ce sont des birmans, comme le steward.

Personne ne prononce un  mot. Le steward m’amène  des tartines ressemblant furieusement  à des croque-monsieur, identiques à celles  qui ont été servies à l’ukrainien. Les deux autres semblent avoir un régime alimentaire spécial avec un grand plat de riz et une sorte de rata difficile à identifier. Sur une desserte, on trouve tout ce qu’on peut souhaiter: pain, jambon, fromage, confiture, café, lait, jus d’orange, petits gâteaux. Je me sers généreusement en café, en tartines de pain et en confiture. Personne n’engage la conversation et, dans ces cas- là, j’ai pour politique  de ne pas forcer les évènements.

Un quart d’heure en retard, arrivent les deux autres passagers. La femme est blonde aux cheveux courts très bien coupés. Elle est  élégante, quasiment en tailleur, dans des couleurs automnales. L’homme a un ensemble pantalon blazer  dans les mêmes tons et un foulard  noué autour du cou. Il est plutôt grand, mince, presque maigre,  un visage très sec, les yeux enfoncés. En entrant dans le mess, ils ont un petit recul de surprise, vite maîtrisé. Ils devaient  s’attendre à une fréquentation plus chic. 

J’ai la bouche pleine de ma tartine de confiture et je me concentre pour ne pas salir la nappe impeccable. Ils s’assoient et attendent d’être servis. Le steward leur amène leurs croque-monsieurs et leur indique la desserte où ils peuvent se servir en café, thé, confiture ou tout ce qu’ils veulent. Ils ont l’air surpris, manifestement habitués à un service moins sommaire. La femme se plie au jeu et va se servir. L’homme ne bouge pas. Elle finit par lui amener son café avec un petit geste d’énervement.  Les trois officiers, qui ont fini leur petit-déjeuner, disparaissent sans mot dire. Nous nous retrouvons trois à table.

Mes deux voisins  finissent par s’apercevoir que j’existe. De mon côté, j’ai fini ma tartine et je suis plus disponible pour les mondanités.

Ils sont manifestement plus jeunes que moi. Je dirais dans la quarantaine ; elle un peu moins, lui un peu plus. Je suis surpris, ce genre de voyage au long cours est plutôt fréquenté par des retraités, qui ont du temps comme moi, ou des jeunes, qui n’ont pas encore commencé à travailler. Peut-être sont-ils rentiers ? En regardant mieux, je remarque sur la femme  un raz-du-cou en perles fines, un bracelet torsadé bleu et or, des boucles d’oreilles et une montre d’une élégance raffinée. Rien de tape à l’œil, du vrai chic.

Comme je suis seul, ils n’ont pas le choix des interlocuteurs.

– Vous êtes l’autre passager, je présume, me demande l’homme.

– J’acquiesce et  me présente. 

– Claire et Andrew Petersen, me répond l’homme.

Nous échangeons des sourires convenus. Nous allons prendre trois repas par jour ensemble pendant un mois, autant que ça se passe bien. Andrew a un très léger accent british, juste ce qu’il faut pour faire chic. Il en est de même pour Claire, qui se présente cependant comme Française. Ils vivent entre Londres et Paris, me précisent-ils.

Le steward vient nous trouver :

– Le premier officier vous recevra demain matin à neuf heures au deck A, pour vous présenter les consignes de sécurité, nous dit-il.

– Pourquoi pas ce matin ? demande l’homme, qui a l’air pressé.

– Je ne pense pas que le bateau coule avant demain, dis-je.

 

Mon humour n’a pas  l’air de lui plaire. Il se retourne vers le steward en le toisant. Ce dernier  ne se laisse pas émouvoir. Il prend ma plaisanterie au premier degré et  confirme que les risques de naufrage  d’ici demain sont assez faibles. Il ne s’engage pas pour autant sur la suite. Il se tourne vers Andrew et lui précise :

Ce matin nous partons et tout le monde est occupé à la manœuvre. 

 Nous nous quittons et regagnons nos cabines respectives. Je suis deck E, au cinquième étage du château,  ils sont deck F, au sixième,  juste en dessous de la passerelle. A peine rentré, je perçois des mouvements du bateau. Je regarde par le hublot et constate  que le quai  s’éloigne doucement. J’enfile des vêtements chauds et sors sur la coursive pour examiner le spectacle. Chaque niveau du bateau est doté d’une coursive extérieure, en quelque sorte un balcon! A bâbord et à tribord. Il faut descendre au deck D, un étage en dessous du mien, pour que la coursive contourne le château par l’arrière et permette ainsi, par l’extérieur, de passer de bâbord à tribord. Les escaliers extérieurs, pour aller d’un pont à l’autre sont raides et glissants, mieux vaut se tenir à la rambarde pour les emprunter. Le château du navire est blanc, les sols sont d’un vert soutenu. Tout est impeccable ; la peinture est manifestement récente.  

Claire et Andrew ont eu le même réflexe que moi. Je les vois apparaître  à leur étage, au-dessus de moi. Ils me sourient, je les rejoins et nous montons ensemble sur l’aile bâbord  de la passerelle. Cette dernière est ceinte d’une vaste esplanade qui se prolonge, à droite et à gauche, vers la poupe. L’ensemble doit bien faire dans les deux ou trois cent mètres carrés. Sur les côtés, deux ailerons  dominent le bastingage du bateau et je suppose qu’il s’agit de postes d’observation importants pour les manœuvres délicates.

L’un des officiers sort et nous rappelle au règlement intérieur. Durant les manœuvres les passagers n’ont accès ni à la passerelle, ni à ses ailes. D’ailleurs, les passagers n’ont jamais accès à la passerelle. Andrew se met à discuter :

– Nous ne gênons-pas, dit-il.

L’officier ne se lance pas dans une argumentation détaillée.

– Ce sont les ordres du capitaine, dit-il simplement.

Il est clair que c’est plus que suffisant à ses yeux pour obtenir une exécution immédiate. J’ai tendance à ne pas insister et  me dirige vers la descente. Claire et Andrew me suivent en maugréant.

– Nous ne devons pas nous laisser faire, vitupère Andrew.

Je lui rappelle que l’interdiction d’aller sur la passerelle ou ses ailes, durant les manœuvres,  figure en toutes lettres dans le règlement intérieur. Il me répond que, justement, il n’est pas d’accord avec le règlement intérieur. Il a l’intention de le faire  changer.

Redescendus sur la coursive du deck F, nous nous accoudons pour assister au spectacle. A mon arrivée à bord, le bateau était  aligné le long du quai dans un bassin relié à l’Escaut.  Un remorqueur  tire sa proue  pour la pointer vers la sortie. Lorsque le navire est placé perpendiculairement au quai, il commence à avancer  en suivant le remorqueur. Le paysage est  très industriel : des grues, des fumées d’usines de partout, des kilomètres de navires avec des bras de bassins dans tous les sens. C’est le plat pays et on distingue au loin  des fermes d’éoliennes. Il fait gris, il fait froid, mais le spectacle est prenant. Il faudra plusieurs heures avant que nous quittions le fleuve pour nous engager en mer du Nord.

Nous nous séparons et j’entreprends une visite de mon espace vital pour les trente prochains jours. 

J’arrive à la salle de sports, deux étages en dessous de ma cabine. Elle n’est pas très grande, mais correctement équipée : un vélo, un running, des altères et, au centre, une table de ping-pong. Dans une salle contigüe, la  piscine : cinq mètres sur trois. Je me demande combien il me faudrait faire de longueurs pour parcourir mes mille mètres habituels. Le problème ne se pose d’ailleurs pas, puisque la piscine est vide. Attenant à cette dernière, un sauna. Il règne partout une propreté absolue et on sent une odeur de désinfectant flotter dans l’air.

Au deck B, la buanderie est en libre-service. Il y a trois machines à laver et un étendage sur lequel s’abat une soufflerie d’air chaud,  capable de sécher le linge en un rien de temps. Une planche à repasser est disponible. Il est interdit de laver les combinaisons de bord et je comprends qu’une autre machine, ailleurs, est destinée à cet usage.

Au deck A, appelé  Upper Deck, et qui est en fait le niveau du pont principal, un grand bureau, équipé de plusieurs  postes de travail. C’est sur l’un de ces postes que nous avons accès à la messagerie le matin. C’est également  dans ce bureau que j’ai été reçu, lors de mon embarquement sur le navire.   

Nous nous retrouvons à table à midi. Le capitaine est présent. Il est jeune, peut-être trente-cinq ou quarante ans. Il  arbore un physique d’armoire à glace, probablement un mètre quatre-vingt-dix, des biceps comme des troncs d’arbre, mis en valeur par un maillot sans manches.  Blond, les cheveux ras, les yeux bleus délavés, un visage taillé à la serpe, il nous considère pensif.  Il commence par nous souhaiter la bienvenue dans un anglais rocailleux. Il parle comme un espion russe dans un film américain des années Reagan. J’arrive cependant à  le comprendre.

Le déjeuner se déroule dans le même silence que le matin. Je ne vois pas trop comment engager la conversation et  n’essaie même pas. Tout est bouclé  en une demi-heure. Les officiers repartent au travail sans s’attarder à table. Nous restons à quatre : le capitaine, Claire, Andrew et moi. Le capitaine entreprend un recadrage. Il nous parle à tous les trois, mais semble s’adresser particulièrement à Andrew. Il a l’assurance calme de celui qui sait qu’il est le chef, sans contestation possible.                

Il commence par les chaussures et explique que l’hygiène à bord est essentielle. Il faut des chaussures différentes pour marcher à l’extérieur, sur les passerelles, dans les coursives intérieures ou dans les espaces à vivre.

Je ne vois pas de motif particulier de faire opposition. Andrew, qui porte des chaussures marrons impeccablement cirées, fait part de son incompréhension et souligne leur propreté. Le capitaine lève le sourcil gauche. J’apprendrai au fil du temps que c’est chez lui un signe de perplexité intense, qui conduit inéluctablement à un énervement  tout aussi intense. Il reprend son explication sur l’hygiène sur un ton un peu plus fort. Je ne vois pourquoi Andrew tient tant à garder ses  chaussures.

Au deuxième passage, Andrew semble se rendre compte qu’il perd son temps. Le capitaine reprend la liste de tout ce qui est interdit sur le ton de celui qui a autre chose à faire de plus important, ce qui est fort heureusement exact. 

J’interviens sur un  point. Je lui fais valoir que nous laisser la salle de sport seulement à l’heure du déjeuner n’est pas très fair-play. Autant nous dire carrément que nous n’y avons pas droit, ce qui est contraire aux engagements de la compagnie. Il insiste sur le fait que l’équipage a la priorité, mais finit par nous octroyer un droit d’accès de onze  à quinze heures. L’expérience prouvera que seuls quelques marins utilisent la salle de sport. Je pourrai, en fait, l’utiliser à mon gré.  Le capitaine, pour sa part,  s’est fait installer un punching-ball sur la coursive du deck B, sur lequel il tape quotidiennement, en sus de ses exercices avec les  haltères et du sauna.

Andrew lance deux raids, le premier  pour pouvoir circuler librement partout sur le  navire, sans restriction, et  le deuxième pour l’accès à  internet.

Le capitaine commence à prendre une tête vraiment contrariée. Il invoque les directives de la compagnie maritime et les questions d’assurance pour expliquer qu’il ne veut pas d’électron libre à bord. Pour ce qui est d’internet il persiste à dire non et n’a plus vraiment envie de discuter.

Andrew évoque ses relations, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le capitaine se lève à moitié, les bras écartés appuyés sur la table. Il soulève le bras gauche et tend le pouce vers le haut :

– Là-haut, dit-il, c’est Dieu qui commande !

Puis, il  tourne  l’index vers le bas :

– Ici, c’est moi ! C’est clair ?

Pour ponctuer son propos, il referme son poing et l’écrase sur la table. Les couverts, que Steward n’a pas encore desservis, sautent de quatre centimètres.

Steward lui-même, qui se tenait encore à proximité, se volatilise vers la cambuse. 

Sur ces bonnes paroles le capitaine se lève et s’en va. Andrew a changé de couleur.

Je reste songeur en pensant à tous les stages de management que j’ai suivis dans ma carrière et à tout le temps passé à parlementer avec mes collaborateurs. Que de temps perdu ! Me dis-je.

Après s’être, malgré tout, assuré que le capitaine est bien parti, Andrew reprend :

– De toutes les façons, je ferai ce que je voudrai, dit-il, presque en tapant des pieds.

Claire le regarde, mi-amusée, mi-énervée.

En passant devant la cuisine, je remarque un tableau avec écrit en rouge : cette nuit une heure de retard. C’est notre premier changement de fuseau horaire. Au risque de paraître goinfre, je dirais que c’est également une heure de plus entre le dîner à dix-sept heures trente et le petit déjeuner à sept heures trente.

Andrew provoque un fou rire en suggérant que le capitaine a fait exprès de changer l’heure pour lui nuire. On rit tous les trois et une sensation de détente passe dans l’air.

Nous profitons de l’occasion pour faire la connaissance du « Cook » et visiter la cuisine.  « Cook » est également birman et nous verrons par la suite qu’il pratique une cuisine à mi-chemin entre la cuisine allemande et la cuisine birmane, dont le résultat est plutôt bon et paraît assez diététique. La cambuse est une vaste pièce, beaucoup plus grande que  j’imaginais. Elle est placée entre le mess des officiers, à droite du navire et le réfectoire de l’équipage, sur sa gauche. Mis à part l’appellation, il n’y a pas grande différence entre les deux espaces, si ce n’est que le côté  de l’équipage paraît plus gai et animé que le bord des officiers. Ces derniers sont au nombre de huit sur un équipage total de vingt-trois hommes. Les deux espaces à vivre ont la même dimension et sont dans tous les cas largement dimensionnés. 

Pour l’heure, nous faisons connaissance avec le Cook et le steward, qui sont bons amis.  Ils sont  originaires du même village de Birmanie, dont je n’arrive pas à saisir le nom. J’applique à la lettre les conseils du guide du voyage en cargo,  qui incite à nouer de bonnes relations avec le Cook. Le nôtre est plus âgé que le steward; leurs noms birmans sont aussi imprononçables que l’appellation de leur village. Les échanges que nous avons avec eux sont très limités, mais ils semblent   apprécier que nous ayons fait l’effort de les approcher. Claire et Andrew ont toute l’apparence de seigneurs d’un château rendant visite aux communs, ce qui heurte mes sentiments républicains, mais ne paraît pas gêner nos birmans.          

Le soir, par mon hublot, je vois les lumières de la côte défiler. Logiquement ce doit être l’Angleterre. J’utilise le magnétoscope pour me passer un film que j’ai emporté dans mes bagages, un péplum : Noé. Très mauvais choix, c’est un navet comme j’en ai rarement vu, plein de scènes de tempêtes et de flots déchaînés. 

 Je m’endors sans avoir totalement compris la route du navire et sombre dans un sommeil agité de flots tempétueux.  

 

 

 

 

 

Chapitre 2 : mercredi 4 février. Premier contact

Je me suis endormi tôt, il est donc logique que je me réveille également tôt. Il est six heures et j’ai une déchirante envie de café. J’apprendrai plus tard qu’on peut descendre au Mess à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit  pour boire ou manger. Pour l’heure je reste dans ma couchette bien chaude et confortable.

Je prends le temps de bien examiner ma cabine. Aussi bonne impression que la veille. A regarder de près, on constate que tout est prévu pour une mer agitée. Les tiroirs ferment avec des aimants et il faut tirer dessus comme un forcené pour les ouvrir. Le fauteuil du bureau n’a pas de roulettes mais des pieds à larges patins. La couchette est calée entre la cloison, côté mer, sous un hublot, et une rambarde haute pour ne pas tomber. Les étagères ont toutes des rebords assez élevés. Je passe un bon moment à relever tous les détails. La table basse est fixée au sol.

Je remarque que le tintamarre du chargement des containers, sur lequel je me suis endormi, a cessé. Il règne le plus grand calme à bord.    

Je m’interroge. L’agence de voyages m’a indiqué que les passagers prennent leurs repas au mess des officiers et qu’une tenue correcte est exigée. J’ai amené un  blazer en faisant l’impasse sur la cravate. Je me dis qu’il doit être possible d’être un peu moins formaliste pour le petit-déjeuner. Je prends ma douche et me rase, ce qui est une vraie violence pour moi, tant que je n’ai pas eu mon premier café de la journée. J’enfile une chemise et un pantalon de ville. J’espère ne pas faire tâche.

Je descends par l’escalier au Deck  C, troisième étage. A droite, au fond, le mess des officiers. Deux grandes pièces avec large vue sur mer : la salle à manger proprement dite, avec deux tables rondes, et un lounge avec fauteuils, canapé, bibliothèque et un petit bar au fond de la pièce. Le tout est bien décoré avec de jolis stores de couleur claire, comme dans ma cabine.

Au passage, j’ai remarqué que tous les corridors sont dotés de rampes pour se tenir. Dans les couloirs blafards, éclairés au néon, on se croirait davantage dans un hôpital que sur un bateau.

Je remarque trois paires de chaussures posées à l’entrée du mess. Je lève les yeux  et  constate que les trois hommes déjà arrivés sont en chaussettes. J’interroge du regard le steward, qui me fait le signe de retirer mes chaussures. Je les pose et j’entre. Le sol est couvert d’une confortable moquette beige d’une propreté impeccable.   

Le steward m’amène à la première table, face aux baies vitrées et  perpendiculairement à la place  du capitaine; mais point de capitaine. Celui qui a fait route depuis Hambourg  a quitté le navire à Anvers ; son remplaçant va arriver. Il sera là juste avant le départ m’indique  le steward. Il me précise que ma place m’est attribuée pour tout le voyage. Il a l’air d’y tenir et je n’ai aucune raison de le contrarier. Je dis « yes » et il a l’air de comprendre ; je progresse. 

La salle est presque vide. Juste les trois hommes en tenue totalement décontractée. Je suppose qu’ils  sont  officiers, parce que nous sommes dans le mess des officiers, sinon rien ne l’indique.  Je me sens déplacé avec mon pantalon au pli impeccable et  ma chemise blanche. L’un des trois hommes, celui qui est en face de moi, est manifestement européen. J’apprendrai plus tard qu’il est ukrainien. Les deux autres, à l’autre table,  paraissent pakistanais ou indiens. Je pense qu’ils le sont parce que j’ai lu que le gros des équipages de la marine marchande est constitué de pakistanais. Erreur, ce sont des birmans, comme le steward.

Personne ne prononce un  mot. Le steward m’amène  des tartines ressemblant furieusement  à des croque-monsieur, identiques à celles  qui ont été servies à l’ukrainien. Les deux autres semblent avoir un régime alimentaire spécial avec un grand plat de riz et une sorte de rata difficile à identifier. Sur une desserte, on trouve tout ce qu’on peut souhaiter: pain, jambon, fromage, confiture, café, lait, jus d’orange, petits gâteaux. Je me sers généreusement en café, en tartines de pain et en confiture. Personne n’engage la conversation et, dans ces cas- là, j’ai pour politique  de ne pas forcer les évènements.

Un quart d’heure en retard, arrivent les deux autres passagers. La femme est blonde aux cheveux courts très bien coupés. Elle est  élégante, quasiment en tailleur, dans des couleurs automnales. L’homme a un ensemble pantalon blazer  dans les mêmes tons et un foulard  noué autour du cou. Il est plutôt grand, mince, presque maigre,  un visage très sec, les yeux enfoncés. En entrant dans le mess, ils ont un petit recul de surprise, vite maîtrisé. Ils devaient  s’attendre à une fréquentation plus chic. 

J’ai la bouche pleine de ma tartine de confiture et je me concentre pour ne pas salir la nappe impeccable. Ils s’assoient et attendent d’être servis. Le steward leur amène leurs croque-monsieurs et leur indique la desserte où ils peuvent se servir en café, thé, confiture ou tout ce qu’ils veulent. Ils ont l’air surpris, manifestement habitués à un service moins sommaire. La femme se plie au jeu et va se servir. L’homme ne bouge pas. Elle finit par lui amener son café avec un petit geste d’énervement.  Les trois officiers, qui ont fini leur petit-déjeuner, disparaissent sans mot dire. Nous nous retrouvons trois à table.

Mes deux voisins  finissent par s’apercevoir que j’existe. De mon côté, j’ai fini ma tartine et je suis plus disponible pour les mondanités.

Ils sont manifestement plus jeunes que moi. Je dirais dans la quarantaine ; elle un peu moins, lui un peu plus. Je suis surpris, ce genre de voyage au long cours est plutôt fréquenté par des retraités, qui ont du temps comme moi, ou des jeunes, qui n’ont pas encore commencé à travailler. Peut-être sont-ils rentiers ? En regardant mieux, je remarque sur la femme  un raz-du-cou en perles fines, un bracelet torsadé bleu et or, des boucles d’oreilles et une montre d’une élégance raffinée. Rien de tape à l’œil, du vrai chic.

Comme je suis seul, ils n’ont pas le choix des interlocuteurs.

– Vous êtes l’autre passager, je présume, me demande l’homme.

– J’acquiesce et  me présente. 

– Claire et Andrew Petersen, me répond l’homme.

Nous échangeons des sourires convenus. Nous allons prendre trois repas par jour ensemble pendant un mois, autant que ça se passe bien. Andrew a un très léger accent british, juste ce qu’il faut pour faire chic. Il en est de même pour Claire, qui se présente cependant comme Française. Ils vivent entre Londres et Paris, me précisent-ils.

Le steward vient nous trouver :

– Le premier officier vous recevra demain matin à neuf heures au deck A, pour vous présenter les consignes de sécurité, nous dit-il.

– Pourquoi pas ce matin ? demande l’homme, qui a l’air pressé.

– Je ne pense pas que le bateau coule avant demain, dis-je.

 

Mon humour n’a pas  l’air de lui plaire. Il se retourne vers le steward en le toisant. Ce dernier  ne se laisse pas émouvoir. Il prend ma plaisanterie au premier degré et  confirme que les risques de naufrage  d’ici demain sont assez faibles. Il ne s’engage pas pour autant sur la suite. Il se tourne vers Andrew et lui précise :

Ce matin nous partons et tout le monde est occupé à la manœuvre. 

 Nous nous quittons et regagnons nos cabines respectives. Je suis deck E, au cinquième étage du château,  ils sont deck F, au sixième,  juste en dessous de la passerelle. A peine rentré, je perçois des mouvements du bateau. Je regarde par le hublot et constate  que le quai  s’éloigne doucement. J’enfile des vêtements chauds et sors sur la coursive pour examiner le spectacle. Chaque niveau du bateau est doté d’une coursive extérieure, en quelque sorte un balcon! A bâbord et à tribord. Il faut descendre au deck D, un étage en dessous du mien, pour que la coursive contourne le château par l’arrière et permette ainsi, par l’extérieur, de passer de bâbord à tribord. Les escaliers extérieurs, pour aller d’un pont à l’autre sont raides et glissants, mieux vaut se tenir à la rambarde pour les emprunter. Le château du navire est blanc, les sols sont d’un vert soutenu. Tout est impeccable ; la peinture est manifestement récente.  

Claire et Andrew ont eu le même réflexe que moi. Je les vois apparaître  à leur étage, au-dessus de moi. Ils me sourient, je les rejoins et nous montons ensemble sur l’aile bâbord  de la passerelle. Cette dernière est ceinte d’une vaste esplanade qui se prolonge, à droite et à gauche, vers la poupe. L’ensemble doit bien faire dans les deux ou trois cent mètres carrés. Sur les côtés, deux ailerons  dominent le bastingage du bateau et je suppose qu’il s’agit de postes d’observation importants pour les manœuvres délicates.

L’un des officiers sort et nous rappelle au règlement intérieur. Durant les manœuvres les passagers n’ont accès ni à la passerelle, ni à ses ailes. D’ailleurs, les passagers n’ont jamais accès à la passerelle. Andrew se met à discuter :

– Nous ne gênons-pas, dit-il.

L’officier ne se lance pas dans une argumentation détaillée.

– Ce sont les ordres du capitaine, dit-il simplement.

Il est clair que c’est plus que suffisant à ses yeux pour obtenir une exécution immédiate. J’ai tendance à ne pas insister et  me dirige vers la descente. Claire et Andrew me suivent en maugréant.

– Nous ne devons pas nous laisser faire, vitupère Andrew.

Je lui rappelle que l’interdiction d’aller sur la passerelle ou ses ailes, durant les manœuvres,  figure en toutes lettres dans le règlement intérieur. Il me répond que, justement, il n’est pas d’accord avec le règlement intérieur. Il a l’intention de le faire  changer.

Redescendus sur la coursive du deck F, nous nous accoudons pour assister au spectacle. A mon arrivée à bord, le bateau était  aligné le long du quai dans un bassin relié à l’Escaut.  Un remorqueur  tire sa proue  pour la pointer vers la sortie. Lorsque le navire est placé perpendiculairement au quai, il commence à avancer  en suivant le remorqueur. Le paysage est  très industriel : des grues, des fumées d’usines de partout, des kilomètres de navires avec des bras de bassins dans tous les sens. C’est le plat pays et on distingue au loin  des fermes d’éoliennes. Il fait gris, il fait froid, mais le spectacle est prenant. Il faudra plusieurs heures avant que nous quittions le fleuve pour nous engager en mer du Nord.

Nous nous séparons et j’entreprends une visite de mon espace vital pour les trente prochains jours. 

J’arrive à la salle de sports, deux étages en dessous de ma cabine. Elle n’est pas très grande, mais correctement équipée : un vélo, un running, des altères et, au centre, une table de ping-pong. Dans une salle contigüe, la  piscine : cinq mètres sur trois. Je me demande combien il me faudrait faire de longueurs pour parcourir mes mille mètres habituels. Le problème ne se pose d’ailleurs pas, puisque la piscine est vide. Attenant à cette dernière, un sauna. Il règne partout une propreté absolue et on sent une odeur de désinfectant flotter dans l’air.

Au deck B, la buanderie est en libre-service. Il y a trois machines à laver et un étendage sur lequel s’abat une soufflerie d’air chaud,  capable de sécher le linge en un rien de temps. Une planche à repasser est disponible. Il est interdit de laver les combinaisons de bord et je comprends qu’une autre machine, ailleurs, est destinée à cet usage.

Au deck A, appelé  Upper Deck, et qui est en fait le niveau du pont principal, un grand bureau, équipé de plusieurs  postes de travail. C’est sur l’un de ces postes que nous avons accès à la messagerie le matin. C’est également  dans ce bureau que j’ai été reçu, lors de mon embarquement sur le navire.   

Nous nous retrouvons à table à midi. Le capitaine est présent. Il est jeune, peut-être trente-cinq ou quarante ans. Il  arbore un physique d’armoire à glace, probablement un mètre quatre-vingt-dix, des biceps comme des troncs d’arbre, mis en valeur par un maillot sans manches.  Blond, les cheveux ras, les yeux bleus délavés, un visage taillé à la serpe, il nous considère pensif.  Il commence par nous souhaiter la bienvenue dans un anglais rocailleux. Il parle comme un espion russe dans un film américain des années Reagan. J’arrive cependant à  le comprendre.

Le déjeuner se déroule dans le même silence que le matin. Je ne vois pas trop comment engager la conversation et  n’essaie même pas. Tout est bouclé  en une demi-heure. Les officiers repartent au travail sans s’attarder à table. Nous restons à quatre : le capitaine, Claire, Andrew et moi. Le capitaine entreprend un recadrage. Il nous parle à tous les trois, mais semble s’adresser particulièrement à Andrew. Il a l’assurance calme de celui qui sait qu’il est le chef, sans contestation possible.                

Il commence par les chaussures et explique que l’hygiène à bord est essentielle. Il faut des chaussures différentes pour marcher à l’extérieur, sur les passerelles, dans les coursives intérieures ou dans les espaces à vivre.

Je ne vois pas de motif particulier de faire opposition. Andrew, qui porte des chaussures marrons impeccablement cirées, fait part de son incompréhension et souligne leur propreté. Le capitaine lève le sourcil gauche. J’apprendrai au fil du temps que c’est chez lui un signe de perplexité intense, qui conduit inéluctablement à un énervement  tout aussi intense. Il reprend son explication sur l’hygiène sur un ton un peu plus fort. Je ne vois pourquoi Andrew tient tant à garder ses  chaussures.

Au deuxième passage, Andrew semble se rendre compte qu’il perd son temps. Le capitaine reprend la liste de tout ce qui est interdit sur le ton de celui qui a autre chose à faire de plus important, ce qui est fort heureusement exact. 

J’interviens sur un  point. Je lui fais valoir que nous laisser la salle de sport seulement à l’heure du déjeuner n’est pas très fair-play. Autant nous dire carrément que nous n’y avons pas droit, ce qui est contraire aux engagements de la compagnie. Il insiste sur le fait que l’équipage a la priorité, mais finit par nous octroyer un droit d’accès de onze  à quinze heures. L’expérience prouvera que seuls quelques marins utilisent la salle de sport. Je pourrai, en fait, l’utiliser à mon gré.  Le capitaine, pour sa part,  s’est fait installer un punching-ball sur la coursive du deck B, sur lequel il tape quotidiennement, en sus de ses exercices avec les  haltères et du sauna.

Andrew lance deux raids, le premier  pour pouvoir circuler librement partout sur le  navire, sans restriction, et  le deuxième pour l’accès à  internet.

Le capitaine commence à prendre une tête vraiment contrariée. Il invoque les directives de la compagnie maritime et les questions d’assurance pour expliquer qu’il ne veut pas d’électron libre à bord. Pour ce qui est d’internet il persiste à dire non et n’a plus vraiment envie de discuter.

Andrew évoque ses relations, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le capitaine se lève à moitié, les bras écartés appuyés sur la table. Il soulève le bras gauche et tend le pouce vers le haut :

– Là-haut, dit-il, c’est Dieu qui commande !

Puis, il  tourne  l’index vers le bas :

– Ici, c’est moi ! C’est clair ?

Pour ponctuer son propos, il referme son poing et l’écrase sur la table. Les couverts, que Steward n’a pas encore desservis, sautent de quatre centimètres.

Steward lui-même, qui se tenait encore à proximité, se volatilise vers la cambuse. 

Sur ces bonnes paroles le capitaine se lève et s’en va. Andrew a changé de couleur.

Je reste songeur en pensant à tous les stages de management que j’ai suivis dans ma carrière et à tout le temps passé à parlementer avec mes collaborateurs. Que de temps perdu ! Me dis-je.

Après s’être, malgré tout, assuré que le capitaine est bien parti, Andrew reprend :

– De toutes les façons, je ferai ce que je voudrai, dit-il, presque en tapant des pieds.

Claire le regarde, mi-amusée, mi-énervée.

En passant devant la cuisine, je remarque un tableau avec écrit en rouge : cette nuit une heure de retard. C’est notre premier changement de fuseau horaire. Au risque de paraître goinfre, je dirais que c’est également une heure de plus entre le dîner à dix-sept heures trente et le petit déjeuner à sept heures trente.

Andrew provoque un fou rire en suggérant que le capitaine a fait exprès de changer l’heure pour lui nuire. On rit tous les trois et une sensation de détente passe dans l’air.

Nous profitons de l’occasion pour faire la connaissance du « Cook » et visiter la cuisine.  « Cook » est également birman et nous verrons par la suite qu’il pratique une cuisine à mi-chemin entre la cuisine allemande et la cuisine birmane, dont le résultat est plutôt bon et paraît assez diététique. La cambuse est une vaste pièce, beaucoup plus grande que  j’imaginais. Elle est placée entre le mess des officiers, à droite du navire et le réfectoire de l’équipage, sur sa gauche. Mis à part l’appellation, il n’y a pas grande différence entre les deux espaces, si ce n’est que le côté  de l’équipage paraît plus gai et animé que le bord des officiers. Ces derniers sont au nombre de huit sur un équipage total de vingt-trois hommes. Les deux espaces à vivre ont la même dimension et sont dans tous les cas largement dimensionnés. 

Pour l’heure, nous faisons connaissance avec le Cook et le steward, qui sont bons amis.  Ils sont  originaires du même village de Birmanie, dont je n’arrive pas à saisir le nom. J’applique à la lettre les conseils du guide du voyage en cargo,  qui incite à nouer de bonnes relations avec le Cook. Le nôtre est plus âgé que le steward; leurs noms birmans sont aussi imprononçables que l’appellation de leur village. Les échanges que nous avons avec eux sont très limités, mais ils semblent   apprécier que nous ayons fait l’effort de les approcher. Claire et Andrew ont toute l’apparence de seigneurs d’un château rendant visite aux communs, ce qui heurte mes sentiments républicains, mais ne paraît pas gêner nos birmans.          

Le soir, par mon hublot, je vois les lumières de la côte défiler. Logiquement ce doit être l’Angleterre. J’utilise le magnétoscope pour me passer un film que j’ai emporté dans mes bagages, un péplum : Noé. Très mauvais choix, c’est un navet comme j’en ai rarement vu, plein de scènes de tempêtes et de flots déchaînés. 

 Je m’endors sans avoir totalement compris la route du navire et sombre dans un sommeil agité de flots tempétueux.  

 

 

 

 

 

Chapitre 2 : mercredi 4 février. Premier contact

Je me suis endormi tôt, il est donc logique que je me réveille également tôt. Il est six heures et j’ai une déchirante envie de café. J’apprendrai plus tard qu’on peut descendre au Mess à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit  pour boire ou manger. Pour l’heure je reste dans ma couchette bien chaude et confortable.

Je prends le temps de bien examiner ma cabine. Aussi bonne impression que la veille. A regarder de près, on constate que tout est prévu pour une mer agitée. Les tiroirs ferment avec des aimants et il faut tirer dessus comme un forcené pour les ouvrir. Le fauteuil du bureau n’a pas de roulettes mais des pieds à larges patins. La couchette est calée entre la cloison, côté mer, sous un hublot, et une rambarde haute pour ne pas tomber. Les étagères ont toutes des rebords assez élevés. Je passe un bon moment à relever tous les détails. La table basse est fixée au sol.

Je remarque que le tintamarre du chargement des containers, sur lequel je me suis endormi, a cessé. Il règne le plus grand calme à bord.    

Je m’interroge. L’agence de voyages m’a indiqué que les passagers prennent leurs repas au mess des officiers et qu’une tenue correcte est exigée. J’ai amené un  blazer en faisant l’impasse sur la cravate. Je me dis qu’il doit être possible d’être un peu moins formaliste pour le petit-déjeuner. Je prends ma douche et me rase, ce qui est une vraie violence pour moi, tant que je n’ai pas eu mon premier café de la journée. J’enfile une chemise et un pantalon de ville. J’espère ne pas faire tâche.

Je descends par l’escalier au Deck  C, troisième étage. A droite, au fond, le mess des officiers. Deux grandes pièces avec large vue sur mer : la salle à manger proprement dite, avec deux tables rondes, et un lounge avec fauteuils, canapé, bibliothèque et un petit bar au fond de la pièce. Le tout est bien décoré avec de jolis stores de couleur claire, comme dans ma cabine.

Au passage, j’ai remarqué que tous les corridors sont dotés de rampes pour se tenir. Dans les couloirs blafards, éclairés au néon, on se croirait davantage dans un hôpital que sur un bateau.

Je remarque trois paires de chaussures posées à l’entrée du mess. Je lève les yeux  et  constate que les trois hommes déjà arrivés sont en chaussettes. J’interroge du regard le steward, qui me fait le signe de retirer mes chaussures. Je les pose et j’entre. Le sol est couvert d’une confortable moquette beige d’une propreté impeccable.   

Le steward m’amène à la première table, face aux baies vitrées et  perpendiculairement à la place  du capitaine; mais point de capitaine. Celui qui a fait route depuis Hambourg  a quitté le navire à Anvers ; son remplaçant va arriver. Il sera là juste avant le départ m’indique  le steward. Il me précise que ma place m’est attribuée pour tout le voyage. Il a l’air d’y tenir et je n’ai aucune raison de le contrarier. Je dis « yes » et il a l’air de comprendre ; je progresse. 

La salle est presque vide. Juste les trois hommes en tenue totalement décontractée. Je suppose qu’ils  sont  officiers, parce que nous sommes dans le mess des officiers, sinon rien ne l’indique.  Je me sens déplacé avec mon pantalon au pli impeccable et  ma chemise blanche. L’un des trois hommes, celui qui est en face de moi, est manifestement européen. J’apprendrai plus tard qu’il est ukrainien. Les deux autres, à l’autre table,  paraissent pakistanais ou indiens. Je pense qu’ils le sont parce que j’ai lu que le gros des équipages de la marine marchande est constitué de pakistanais. Erreur, ce sont des birmans, comme le steward.

Personne ne prononce un  mot. Le steward m’amène  des tartines ressemblant furieusement  à des croque-monsieur, identiques à celles  qui ont été servies à l’ukrainien. Les deux autres semblent avoir un régime alimentaire spécial avec un grand plat de riz et une sorte de rata difficile à identifier. Sur une desserte, on trouve tout ce qu’on peut souhaiter: pain, jambon, fromage, confiture, café, lait, jus d’orange, petits gâteaux. Je me sers généreusement en café, en tartines de pain et en confiture. Personne n’engage la conversation et, dans ces cas- là, j’ai pour politique  de ne pas forcer les évènements.

Un quart d’heure en retard, arrivent les deux autres passagers. La femme est blonde aux cheveux courts très bien coupés. Elle est  élégante, quasiment en tailleur, dans des couleurs automnales. L’homme a un ensemble pantalon blazer  dans les mêmes tons et un foulard  noué autour du cou. Il est plutôt grand, mince, presque maigre,  un visage très sec, les yeux enfoncés. En entrant dans le mess, ils ont un petit recul de surprise, vite maîtrisé. Ils devaient  s’attendre à une fréquentation plus chic. 

J’ai la bouche pleine de ma tartine de confiture et je me concentre pour ne pas salir la nappe impeccable. Ils s’assoient et attendent d’être servis. Le steward leur amène leurs croque-monsieurs et leur indique la desserte où ils peuvent se servir en café, thé, confiture ou tout ce qu’ils veulent. Ils ont l’air surpris, manifestement habitués à un service moins sommaire. La femme se plie au jeu et va se servir. L’homme ne bouge pas. Elle finit par lui amener son café avec un petit geste d’énervement.  Les trois officiers, qui ont fini leur petit-déjeuner, disparaissent sans mot dire. Nous nous retrouvons trois à table.

Mes deux voisins  finissent par s’apercevoir que j’existe. De mon côté, j’ai fini ma tartine et je suis plus disponible pour les mondanités.

Ils sont manifestement plus jeunes que moi. Je dirais dans la quarantaine ; elle un peu moins, lui un peu plus. Je suis surpris, ce genre de voyage au long cours est plutôt fréquenté par des retraités, qui ont du temps comme moi, ou des jeunes, qui n’ont pas encore commencé à travailler. Peut-être sont-ils rentiers ? En regardant mieux, je remarque sur la femme  un raz-du-cou en perles fines, un bracelet torsadé bleu et or, des boucles d’oreilles et une montre d’une élégance raffinée. Rien de tape à l’œil, du vrai chic.

Comme je suis seul, ils n’ont pas le choix des interlocuteurs.

– Vous êtes l’autre passager, je présume, me demande l’homme.

– J’acquiesce et  me présente. 

– Claire et Andrew Petersen, me répond l’homme.

Nous échangeons des sourires convenus. Nous allons prendre trois repas par jour ensemble pendant un mois, autant que ça se passe bien. Andrew a un très léger accent british, juste ce qu’il faut pour faire chic. Il en est de même pour Claire, qui se présente cependant comme Française. Ils vivent entre Londres et Paris, me précisent-ils.

Le steward vient nous trouver :

– Le premier officier vous recevra demain matin à neuf heures au deck A, pour vous présenter les consignes de sécurité, nous dit-il.

– Pourquoi pas ce matin ? demande l’homme, qui a l’air pressé.

– Je ne pense pas que le bateau coule avant demain, dis-je.

 

Mon humour n’a pas  l’air de lui plaire. Il se retourne vers le steward en le toisant. Ce dernier  ne se laisse pas émouvoir. Il prend ma plaisanterie au premier degré et  confirme que les risques de naufrage  d’ici demain sont assez faibles. Il ne s’engage pas pour autant sur la suite. Il se tourne vers Andrew et lui précise :

Ce matin nous partons et tout le monde est occupé à la manœuvre. 

 Nous nous quittons et regagnons nos cabines respectives. Je suis deck E, au cinquième étage du château,  ils sont deck F, au sixième,  juste en dessous de la passerelle. A peine rentré, je perçois des mouvements du bateau. Je regarde par le hublot et constate  que le quai  s’éloigne doucement. J’enfile des vêtements chauds et sors sur la coursive pour examiner le spectacle. Chaque niveau du bateau est doté d’une coursive extérieure, en quelque sorte un balcon! A bâbord et à tribord. Il faut descendre au deck D, un étage en dessous du mien, pour que la coursive contourne le château par l’arrière et permette ainsi, par l’extérieur, de passer de bâbord à tribord. Les escaliers extérieurs, pour aller d’un pont à l’autre sont raides et glissants, mieux vaut se tenir à la rambarde pour les emprunter. Le château du navire est blanc, les sols sont d’un vert soutenu. Tout est impeccable ; la peinture est manifestement récente.  

Claire et Andrew ont eu le même réflexe que moi. Je les vois apparaître  à leur étage, au-dessus de moi. Ils me sourient, je les rejoins et nous montons ensemble sur l’aile bâbord  de la passerelle. Cette dernière est ceinte d’une vaste esplanade qui se prolonge, à droite et à gauche, vers la poupe. L’ensemble doit bien faire dans les deux ou trois cent mètres carrés. Sur les côtés, deux ailerons  dominent le bastingage du bateau et je suppose qu’il s’agit de postes d’observation importants pour les manœuvres délicates.

L’un des officiers sort et nous rappelle au règlement intérieur. Durant les manœuvres les passagers n’ont accès ni à la passerelle, ni à ses ailes. D’ailleurs, les passagers n’ont jamais accès à la passerelle. Andrew se met à discuter :

– Nous ne gênons-pas, dit-il.

L’officier ne se lance pas dans une argumentation détaillée.

– Ce sont les ordres du capitaine, dit-il simplement.

Il est clair que c’est plus que suffisant à ses yeux pour obtenir une exécution immédiate. J’ai tendance à ne pas insister et  me dirige vers la descente. Claire et Andrew me suivent en maugréant.

– Nous ne devons pas nous laisser faire, vitupère Andrew.

Je lui rappelle que l’interdiction d’aller sur la passerelle ou ses ailes, durant les manœuvres,  figure en toutes lettres dans le règlement intérieur. Il me répond que, justement, il n’est pas d’accord avec le règlement intérieur. Il a l’intention de le faire  changer.

Redescendus sur la coursive du deck F, nous nous accoudons pour assister au spectacle. A mon arrivée à bord, le bateau était  aligné le long du quai dans un bassin relié à l’Escaut.  Un remorqueur  tire sa proue  pour la pointer vers la sortie. Lorsque le navire est placé perpendiculairement au quai, il commence à avancer  en suivant le remorqueur. Le paysage est  très industriel : des grues, des fumées d’usines de partout, des kilomètres de navires avec des bras de bassins dans tous les sens. C’est le plat pays et on distingue au loin  des fermes d’éoliennes. Il fait gris, il fait froid, mais le spectacle est prenant. Il faudra plusieurs heures avant que nous quittions le fleuve pour nous engager en mer du Nord.

Nous nous séparons et j’entreprends une visite de mon espace vital pour les trente prochains jours. 

J’arrive à la salle de sports, deux étages en dessous de ma cabine. Elle n’est pas très grande, mais correctement équipée : un vélo, un running, des altères et, au centre, une table de ping-pong. Dans une salle contigüe, la  piscine : cinq mètres sur trois. Je me demande combien il me faudrait faire de longueurs pour parcourir mes mille mètres habituels. Le problème ne se pose d’ailleurs pas, puisque la piscine est vide. Attenant à cette dernière, un sauna. Il règne partout une propreté absolue et on sent une odeur de désinfectant flotter dans l’air.

Au deck B, la buanderie est en libre-service. Il y a trois machines à laver et un étendage sur lequel s’abat une soufflerie d’air chaud,  capable de sécher le linge en un rien de temps. Une planche à repasser est disponible. Il est interdit de laver les combinaisons de bord et je comprends qu’une autre machine, ailleurs, est destinée à cet usage.

Au deck A, appelé  Upper Deck, et qui est en fait le niveau du pont principal, un grand bureau, équipé de plusieurs  postes de travail. C’est sur l’un de ces postes que nous avons accès à la messagerie le matin. C’est également  dans ce bureau que j’ai été reçu, lors de mon embarquement sur le navire.   

Nous nous retrouvons à table à midi. Le capitaine est présent. Il est jeune, peut-être trente-cinq ou quarante ans. Il  arbore un physique d’armoire à glace, probablement un mètre quatre-vingt-dix, des biceps comme des troncs d’arbre, mis en valeur par un maillot sans manches.  Blond, les cheveux ras, les yeux bleus délavés, un visage taillé à la serpe, il nous considère pensif.  Il commence par nous souhaiter la bienvenue dans un anglais rocailleux. Il parle comme un espion russe dans un film américain des années Reagan. J’arrive cependant à  le comprendre.

Le déjeuner se déroule dans le même silence que le matin. Je ne vois pas trop comment engager la conversation et  n’essaie même pas. Tout est bouclé  en une demi-heure. Les officiers repartent au travail sans s’attarder à table. Nous restons à quatre : le capitaine, Claire, Andrew et moi. Le capitaine entreprend un recadrage. Il nous parle à tous les trois, mais semble s’adresser particulièrement à Andrew. Il a l’assurance calme de celui qui sait qu’il est le chef, sans contestation possible.                

Il commence par les chaussures et explique que l’hygiène à bord est essentielle. Il faut des chaussures différentes pour marcher à l’extérieur, sur les passerelles, dans les coursives intérieures ou dans les espaces à vivre.

Je ne vois pas de motif particulier de faire opposition. Andrew, qui porte des chaussures marrons impeccablement cirées, fait part de son incompréhension et souligne leur propreté. Le capitaine lève le sourcil gauche. J’apprendrai au fil du temps que c’est chez lui un signe de perplexité intense, qui conduit inéluctablement à un énervement  tout aussi intense. Il reprend son explication sur l’hygiène sur un ton un peu plus fort. Je ne vois pourquoi Andrew tient tant à garder ses  chaussures.

Au deuxième passage, Andrew semble se rendre compte qu’il perd son temps. Le capitaine reprend la liste de tout ce qui est interdit sur le ton de celui qui a autre chose à faire de plus important, ce qui est fort heureusement exact. 

J’interviens sur un  point. Je lui fais valoir que nous laisser la salle de sport seulement à l’heure du déjeuner n’est pas très fair-play. Autant nous dire carrément que nous n’y avons pas droit, ce qui est contraire aux engagements de la compagnie. Il insiste sur le fait que l’équipage a la priorité, mais finit par nous octroyer un droit d’accès de onze  à quinze heures. L’expérience prouvera que seuls quelques marins utilisent la salle de sport. Je pourrai, en fait, l’utiliser à mon gré.  Le capitaine, pour sa part,  s’est fait installer un punching-ball sur la coursive du deck B, sur lequel il tape quotidiennement, en sus de ses exercices avec les  haltères et du sauna.

Andrew lance deux raids, le premier  pour pouvoir circuler librement partout sur le  navire, sans restriction, et  le deuxième pour l’accès à  internet.

Le capitaine commence à prendre une tête vraiment contrariée. Il invoque les directives de la compagnie maritime et les questions d’assurance pour expliquer qu’il ne veut pas d’électron libre à bord. Pour ce qui est d’internet il persiste à dire non et n’a plus vraiment envie de discuter.

Andrew évoque ses relations, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le capitaine se lève à moitié, les bras écartés appuyés sur la table. Il soulève le bras gauche et tend le pouce vers le haut :

– Là-haut, dit-il, c’est Dieu qui commande !

Puis, il  tourne  l’index vers le bas :

– Ici, c’est moi ! C’est clair ?

Pour ponctuer son propos, il referme son poing et l’écrase sur la table. Les couverts, que Steward n’a pas encore desservis, sautent de quatre centimètres.

Steward lui-même, qui se tenait encore à proximité, se volatilise vers la cambuse. 

Sur ces bonnes paroles le capitaine se lève et s’en va. Andrew a changé de couleur.

Je reste songeur en pensant à tous les stages de management que j’ai suivis dans ma carrière et à tout le temps passé à parlementer avec mes collaborateurs. Que de temps perdu ! Me dis-je.

Après s’être, malgré tout, assuré que le capitaine est bien parti, Andrew reprend :

– De toutes les façons, je ferai ce que je voudrai, dit-il, presque en tapant des pieds.

Claire le regarde, mi-amusée, mi-énervée.

En passant devant la cuisine, je remarque un tableau avec écrit en rouge : cette nuit une heure de retard. C’est notre premier changement de fuseau horaire. Au risque de paraître goinfre, je dirais que c’est également une heure de plus entre le dîner à dix-sept heures trente et le petit déjeuner à sept heures trente.

Andrew provoque un fou rire en suggérant que le capitaine a fait exprès de changer l’heure pour lui nuire. On rit tous les trois et une sensation de détente passe dans l’air.

Nous profitons de l’occasion pour faire la connaissance du « Cook » et visiter la cuisine.  « Cook » est également birman et nous verrons par la suite qu’il pratique une cuisine à mi-chemin entre la cuisine allemande et la cuisine birmane, dont le résultat est plutôt bon et paraît assez diététique. La cambuse est une vaste pièce, beaucoup plus grande que  j’imaginais. Elle est placée entre le mess des officiers, à droite du navire et le réfectoire de l’équipage, sur sa gauche. Mis à part l’appellation, il n’y a pas grande différence entre les deux espaces, si ce n’est que le côté  de l’équipage paraît plus gai et animé que le bord des officiers. Ces derniers sont au nombre de huit sur un équipage total de vingt-trois hommes. Les deux espaces à vivre ont la même dimension et sont dans tous les cas largement dimensionnés. 

Pour l’heure, nous faisons connaissance avec le Cook et le steward, qui sont bons amis.  Ils sont  originaires du même village de Birmanie, dont je n’arrive pas à saisir le nom. J’applique à la lettre les conseils du guide du voyage en cargo,  qui incite à nouer de bonnes relations avec le Cook. Le nôtre est plus âgé que le steward; leurs noms birmans sont aussi imprononçables que l’appellation de leur village. Les échanges que nous avons avec eux sont très limités, mais ils semblent   apprécier que nous ayons fait l’effort de les approcher. Claire et Andrew ont toute l’apparence de seigneurs d’un château rendant visite aux communs, ce qui heurte mes sentiments républicains, mais ne paraît pas gêner nos birmans.          

Le soir, par mon hublot, je vois les lumières de la côte défiler. Logiquement ce doit être l’Angleterre. J’utilise le magnétoscope pour me passer un film que j’ai emporté dans mes bagages, un péplum : Noé. Très mauvais choix, c’est un navet comme j’en ai rarement vu, plein de scènes de tempêtes et de flots déchaînés. 

 Je m’endors sans avoir totalement compris la route du navire et sombre dans un sommeil agité de flots tempétueux.  

 

 

 

 

 

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Chapitre 3 : jeudi cinq février

Hier soir, je me suis endormi à 10H30 avec l’idée qu’il faudrait tenir au lit jusqu’au petit déjeuner de 7H30. J’ai dormi 10 H00 presque d’un seul trait.

L’horloge de ma cabine s’est calée automatiquement à la nouvelle heure. Il est désormais une heure plus tôt qu’en France.

Après le petit déjeuner je profite de mon accès à la messagerie électronique pour passer quelques mails et notamment donner l’adresse à laquelle on peut m’écrire, puis je sors voir le paysage.

Je monte sur la  plateforme, au-dessus de la passerelle, surmontée par le radar du navire qui oscille de droite à gauche, balayant l’horizon. L’officier de quart m’expliquera plus tard que je me suis exposé aux rayonnements de l’engin, ce qui est très efficace pour attraper un cancer. Il me précisera, par contre, que s’exposer aux rayonnements  n’est pas contraire au règlement de bord et que je peux continuer à monter autant que je veux sur mon poste d’observation. Pour l’heure, je profite en pleine inconscience de ma situation. Je dois être à une trentaine de mètres au- dessus du niveau de la mer et le point de vue est somptueux.   

L’océan est gris. La navigation a l’air assez encombrée : je ne compte pas moins de sept navires autour de nous. Les jumelles me permettent de les examiner en détail : deux autres porte-containers, un pétrolier, un paquebot et quelques autres dont je n’arrive pas à deviner l’usage. Je bénis le vendeur de jumelles qui m’a conseillé un grossissement maximum de huit. Bien que la mer soit calme, le navire bouge toujours et il serait difficile de garder la vision fixée sur un objectif avec un plus fort grossissement. 

Nous avons  passé la Manche et nous nous engageons  dans l’Atlantique. Je regarde autour de moi et ne vois aucune terre à l’horizon. C’est la première fois de ma vie que je suis vraiment en pleine mer. J’ai le sentiment qu’il manque quelque chose et réalise qu’il n’y a plus un seul oiseau dans le ciel. Dans mon esprit, la mer est associée aux cris de mouettes. A part le bruit sourd des moteurs du navire, il règne un calme absolu.

Ce matin, le steward nous a prévenus que la séance d’instruction sur la sécurité est reportée au lendemain. Andrew a pesté pour le principe. Je le trouve fatigant. Pour l’instant, le bonnet enfoncé sur les oreilles,  je jouis du spectacle. Il m’a semblé voir un dauphin. Des poissons sautent de l’eau. Je les suis à la jumelle et ne voit pas passer le temps. Je ne me suis même pas aperçu que Claire est montée à côté de moi.

– Qu’avez-vous fait d’Andrew ?

– Il fait son jogging, me répond-elle avec un léger sourire.

– Mais où, donc ? je demande avec surprise.

– Mais autour du bateau, évidemment ! Où voudriez-vous qu’il le fasse ?

– Certes, mais j’ai vraiment cru comprendre que nous n’avions pas accès au pont, en dehors du château.

Elle rit franchement et change de sujet.

– Que faites-vous donc dans cette galère ? me demande-t-elle.

Je réponds à côté de la question :

– Ce n’est pas une galère! Il y a un moteur!

Elle rit et insiste.

Je le  lui explique et elle m’écoute attentivement. C’est un mélange de raisons en fait. Ce sont d’abord des  réminiscences de vieux souvenirs d’enfance, avec les oncles et les tantes du Chili, qui venaient parfois en Europe et qui en profitaient pour venir voir mes parents, au terme d’une longue traversée en paquebot. C’est aussi le besoin de réfléchir sur ce que je veux faire de ce qu’il me reste à vivre et une envie d’arrêter le temps, de le voir couler entre mes doigts. C’est enfin l’envie d’écrire qui me taraude depuis longtemps. Enfermé sur ce bateau, je vais pleinement avoir le temps de me lancer  dans l’écriture d’un  roman, sans être distrait par les mille occupations de la vie quotidienne.

Claire me  fait parler et je me laisse faire. Elle est bonne auditrice.

– Qu’allez- vous écrire ? me demande-t-elle.

– Un roman.

– Mais encore ?

– Un roman qui se déroulera sur un cargo faisant la traversée Anvers-Valparaiso.

Elle sourit.

– C’est un cadre, pas une histoire, fait-elle justement remarquer.

– Pour l’histoire, je vais me laisser porter  en observant autour de moi.

–  Se  pourrait-il  que je sois un personnage de ce roman ? me demande-t-elle.

– C’est probable, mais sous une forme adaptée à mon histoire.

L’idée de pouvoir être métamorphosée la laisse songeuse.

-Pourrai-je donner mon avis ? demande-t-elle.

– Certainement pas ! Dis-je en riant.

Je la sens non convaincue par la rebuffade et totalement déterminée à donner son avis.

J’évite de me fatiguer à argumenter avec elle et lui demande, à mon tour, ce qui a pu pousser leur couple dans cette croisière.

Elle n’a pas le temps de répondre. Andrew surgit rouge de colère.

– Que se passe-t-il, darling ? demande-t-elle.

Il  se lance dans une diatribe sur l’imbécilité du règlement de bord. Il a entamé son jogging autour du bateau et a pu faire son premier tour. Il s’est fait bloquer au deuxième. Le capitaine a été appelé. J’ai le sentiment qu’il n’a pas mâché ces mots.  Andrew paraît ébouriffé comme un chat qui aurait reçu un seau d’eau froide. Nous n’en sommes qu’au deuxième jour de mer, d’un voyage qui doit durer un mois. La situation commence à m’amuser.

Je propose à Andrew de faire une partie de ping-pong. Il accepte et nous dirigeons vers la salle de sport. Nous ne sommes pas dans nos horaires autorisés; deux marins sont en pleine partie. Ils terminent et l’un des deux s’en va. Le deuxième lance un regard interrogatif. Je fais signe à Andrew que je lui laisse la place. Il prend la raquette et se  place au bout de la table.

Il commence à échanger quelques balles avec son adversaire. Andrew a un jeu offensif et son partenaire laisse passer quelques balles. Emporté par son succès, mon anglais propose une partie, que le marin accepte.

Première balle, Andrew  fait net. Deuxième balle, son service est trop haut, son adversaire aligne un tir imparable. En dix minutes, le marin   mène douze à cinq. Il est totalement décontracté et ne paraît pas vraiment s’intéresser au score. Je me positionne en arbitre et  compte les points. Je suis surpris par la maladresse d’Andrew qui rate des balles faciles. J’ai un peu l’impression que ses gestes ne sont pas très bien ajustés. Je vois la sueur perler sur son front. Il se tient les jambes écartées dans une posture un peu ridicule pour un amical échange de balles.   Plus le match avance, plus le score se creuse, plus il devient maladroit et manifestement stressé. La partie finit  vingt et un à huit, sans pitié.

Andrew réclame la revanche tout de suite. Il a l’air de prendre la compétition vraiment à cœur. Les deux  joueurs changent de côté.

-La visibilité est nettement meilleure, dit Andrew. Je comprends pourquoi je n’ai pas gagné la première partie !

Je trouve l’explication un peu puérile. Le marin n’a pas l’air de s’en émouvoir.

Le front d’Andrew est en sueur et j’ai l’impression que ses mains tremblent. Il ouvre, son adversaire renvoie facilement, mais il reprend et marque : un à zéro. Il jubile de manière tout à fait ridicule. Son attitude finit par énerver le marin qui tout à coup paraît plus concentré. Il ne laisse  passer ni la deuxième balle, ni la troisième, ni les cinq qui suivent. Ils se retrouvent  à sept à un à  l’avantage du marin. L’ambiance est devenue  tendue. C’est un combat de coqs, mais Andrew n’est pas à la hauteur.   Au total, il est écrasé vingt et un à sept. Ce sera sa dernière partie de ping-pong de la traversée. J’ai assisté à la scène médusé. Le marin a le bon goût de ne pas triompher ostensiblement. Il nous fait un petit signe de la main et s’éclipse.

Andrew se lance dans des propos vaseux pour expliquer sa défaite. Ils sont habitués à jouer avec le roulis, me dit-il, alors que la mer est calme.  Je le laisse parler. La journée ne commence pas bien pour lui.

Le déjeuner se passe mal, dans une ambiance glaciale. Le capitaine est visiblement énervé par le comportement de son passager. Andrew n’est pas content et le montre. Claire fait comme si tout était normal et moi j’observe avec curiosité. Nous n’en sommes qu’au deuxième jour, et il en reste vingt-cinq.

En début  d’après-midi, je remonte sur l’aile de la passerelle. J’y passerai un nombre d’heures incalculable à simplement regarder la mer. Un marin sort de la passerelle et vient me rejoindre. C’est un garçon d’une vingtaine       d’années ; il est de quart. Il y a en permanence deux hommes pour surveiller la route du navire. Le jeune homme engage la conversation, naturellement en anglais.

-Vous êtes français, me demande-t-il ?

– Oui, et vous ?

– Je suis colombien de Carthagène.

Carthagène est la deuxième des escales prévues pour notre navire, après Caucedo en République Dominicaine. Mon intérêt s’éveille et je  questionne mon jeune interlocuteur. Il m’explique qu’il est élève officier de marine à Carthagène. Il est en stage à bord du navire depuis un mois et rentrera  chez lui à l’escale de retour de Valparaiso de la prochaine rotation du navire,  pour reprendre ses études. Il s’appelle Paco; il a vingt ans et tous les espoirs du monde. Il reste à côté de moi et j’ai l’impression qu’il veut me dire quelque chose, qui ne sort pas.

Régulièrement  il rentre dans la passerelle puis revient. Je lui demande ce qu’il fait.

– Je dois appuyer sur un bouton au moins toutes les dix minutes me dit-il. Sinon l’alarme se déclenche.

J’en déduis que c’est un système de sécurité comme dans les trains. Si les hommes de la passerelle s’endorment, l’alerte est donnée aussitôt. Je trouve le système plutôt rassurant.

– Pour mon école, je dois parler plusieurs langues, m’explique-t-il. Il parle déjà bien  l’anglais, en plus évidemment de sa langue maternelle, l’espagnol.

– J’ai choisi le français en deuxième langue, mais c’est difficile.

Un nuage passe. J’essaie de lancer la conversation en français, mais le deuxième officier l’appelle et il retourne travailler.           

Le dîner se déroule dans un climat aussi pesant que le déjeuner, en vingt minutes. Au déjeuner le repas comprend une soupe, un plat et un dessert. Le soir, c’est juste un plat. En fait, c’est assez bien  équilibré. Le dernier repas est le plus léger et il est pris longtemps avant d’aller se coucher.

Il est un peu tôt pour me retirer dans ma cabine. Sur la desserte du mess, je trouve un pot de café soluble. Je m’en sers une tasse et je la remplis d’eau chaude à la cambuse. Je complète avec un peu de lait et  vais m’installer dans le lounge. Je m’assois dans un fauteuil face  à la mer. La nuit est déjà tombée.

Claire et Andrew me rejoignent. Ils ont opté pour le thé, normal. Je reprends la conversation au point où nous nous étions arrêtés avant le jogging d’Andrew et les interroge sur leur voyage.

– Nous faisons un break, commence à répondre Claire. On mène une vie de fous et on commence à avoir l’impression de ne plus rien maîtriser. On s’est dit qu’il fallait vraiment couper. Un ami nous a conseillés de partir pour un long voyage et, pour que nous ne soyons pas tentés de revenir avant la fin, de partir en mer.

Andrew opine, mais j’ai plutôt l’impression que c’est son idée à elle.

Je leur demande ce qu’ils font dans leur vie terrestre. Andrew est associé dans une banque d’affaires et Claire directrice marketing dans le prêt à porter féminin.

– On est speed tout le temps, me dit-elle.

Il est clair que ce ne sont pas des jobs à trente-cinq heures, me dis-je. Je regarde à nouveau la main d’Andrew qui porte la tasse de thé à ses lèvres. Elle tremble. Pas besoin de médecin, ça sent les amphétamines, aussi sûr que deux et deux font quatre.

Effectivement, nerveux et tremblant comme il est, il a tout du shooté en état de manque. Il passe la moitié de sa vie en déplacement, l’autre moitié en réunion et il lui en faut une troisième pour vivre. Avec  ses douze heures par jour, Claire est réellement  à mi-temps.

Ils me demandent ce que je fais et je leur dis que je viens de prendre ma retraite. Ils insistent pour savoir ce que je faisais avant. Ma réponse suscite un silence poli. Ils me demandent si je suis marié. Oui et avec la même depuis trente ans. Ils paraissent surpris. Ils en sont à leur deuxième tour chacun.

Ils me demandent si j’ai des enfants. Oui deux. Je leur renvoie la question. Andrew a eu un fils avec sa première femme, qui a maintenant quinze ans. C’est la raison pour laquelle, il a divorcé d’ailleurs. Elle lui avait fait un enfant dans le dos, dit-il en riant. Il l’a plaquée avec son marmot. Je crois comprendre que Claire n’a jamais vu ni la mère ni le fils.

Elle-même n’a pas eu d’enfant. L’idée lui paraît saugrenue, pas le temps. Elle suggère que c’est un peu réservé à ceux qui n’ont pas grand-chose à faire de leur vie. Je suis à deux doigts de me vexer. Je leur fais remarquer que leurs parents avaient bien  pris le temps de s’occuper d’eux.

– Justement disent-ils en cœur. On n’a pas  voulu reproduire ces vies de médiocres.

Je commence à penser que les deux gaillards que j’ai en face de moi m’ont été envoyés par la providence pour me distraire. Je ne connais pas leurs parents, mais il est net qu’il y a eu un léger raté dans leur éducation. Pour le plaisir, je discute. J’en invoque à la reproduction de l’espèce et  leur fais valoir que si tout le monde faisait comme eux, la société disparaîtrait en une génération.

Ils ne sont pas troublés pour autant. Ils font partie de l’élite « combattante ». La reproduction est réservée aux suiveurs, qui peuvent ainsi remplir le vide de leurs existences.

La conversation se poursuit ainsi gaiement jusqu’à une heure avancée de la soirée et chacun regagne sa cabine. 

Allongé sur le dos dans ma couchette, je laisse mes pensées vagabonder. Je suis bercé par le bruit des machines. On se croirait dans un train de nuit, même sensation de passer de rail en rail. De temps en temps une sirène, comme à un passage à niveau.  J’apprendrai plus tard qu’il s’agit d’alarmes- moteurs. Je ne sais pas comment interpréter ces sirènes et m’endors en me rêvant dans l’Orient Express.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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